Mohamed Ali Boughdiri, n’a pas été gâté depuis sa nomination en tant que ministre de l’Education nationale le 30 janvier 2022. Nommé à la tête d’un ministère à forte employabilité doté de syndicats puissants, le ministre a atterri sur un terrain miné et a dû déployer de grands efforts pour trouver un accord avec les syndicats qui ont démarré l’année scolaire avec des revendications. Fin négociateur, habitué aux propositions et contre-propositions depuis qu’il était SG de l’UGTT à Ben Arous, SG chargé du secteur privé, à la centrale syndicale, Mohamed Ali Boughdiri a réussi à entériner un accord avec le syndicat du secondaire mais toute la diplomatie et le doigté dont il a usé pour convaincre le syndicat de l’enseignement de base ont échoué à ce jour.

Radioscopie d’un conflit destructeur pour des centaines de milliers d’écoliers dans l’entretien ci-après, en deux parties, avec le ministre qui nous parle aussi de ses projets pour l’éducation nationale.

Pourquoi la crise avec les syndicats de l’enseignement de base n’a pas eu l’heureux épilogue du syndicat du secondaire ?

Depuis septembre 2022, les syndicats aussi bien du secondaire que de l’enseignement de base ont décidé la rétention des notes considérant que c’est une forme de lutte efficace pour avoir gain de cause quant à leurs différentes revendications.

Arrivé au ministère début février, 6 mois après, l’état des lieux n’a pas changé et aucun progrès n’a été réalisé pour la résolution de la crise. Je me suis efforcé depuis ma désignation de tenir des réunions formelles et informelles avec les deux syndicats. Nous avons avancé sur les deux dossiers dans le respect des postures des uns et des autres.

Nous voulions trouver des solutions et rassurer les parents car nous estimions que la rétention des notes prive élèves et parents de la possibilité d’évaluer les efforts fournis. L’évaluation est un outil indispensable dans l’enseignement. Elle permet de prendre le pouls du niveau des élèves à un moment donné au cours de leur progression et de leurs apprentissages. A quoi sert une évaluation normative ? Elle offre les repères indispensables pour construire, organiser, orienter et entériner les compétences et les connaissances des élèves.

L’éducation est sacrée en Tunisie et c’est ce qui fait de nous une exception

Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que l’élève doit évaluer sa performance en milieu d’année pour qu’il puisse identifier ses erreurs et ses faiblesses, et qu’il puisse y remédier. Nos élèves en ont été privés ! Les parents vivent dans un état d’anxiété et de préoccupation permanent dans l’ignorance du niveau scolaire de leurs progénitures, une situation malsaine que j’estime personnellement inacceptable.

Je suis de par mon cursus un enseignant formé en didactique et en méthodes pédagogiques. J’ai eu la chance d’être formé par les meilleurs inspecteurs d’enseignement secondaire. Je salue à l’occasion, l’inspecteur Abdul Hamid bin Hinda, qui a supervisé ma formation quand j’ai été nommé professeur de physique. La formation qu’il m’a dispensée a changé, à 180 degrés ma vision, mon attitude et mon opinion de mon métier d’enseignant. Il y a eu une métamorphose totale et une prise de conscience quant à l’importance de ma mission en tant qu’enseignant. Eduquer, enseigner, instruire les compétences, les leaders de demain est une lourde responsabilité. Notre rôle est de forger les esprits des écoliers et élèves qui dirigeront demain notre pays et pas de les pénaliser en les privant de connaître leurs notes.

Nous voulions trouver des solutions et rassurer les parents, mais la rétention des notes a privé les élèves d’évaluations essentielles

Pourquoi les négociations avec les syndicats de l’enseignement de base ont échoué ?

Nos intentions étaient les meilleurs du monde avec les deux syndicats, celui de l’enseignement secondaire et celui de l’enseignement de base. Nous voulions et tenions à trouver une issue à la crise qui secouait nos institutions scolaires. Il s’agissait pour moi de préserver les intérêts de milliers d’élèves et de rassurer des parents inquiets sachant que l’éducation est sacrée en Tunisie et c’est ce qui fait de nous une exception.

Avec le syndicat de l’enseignement secondaire, il y avait une volonté de trouver une solution et nous sommes parvenus à un accord, avec le syndicat de base cela n’a malheureusement pas été le cas, ils ont choisi l’escalade mais aux dépens de qui ?

Pire, nous avons été surpris par les publications dégradantes sur les réseaux sociaux de certains individus qui ne siéent pas à un enseignant. Nous respectons les droits des enseignants lesquels en tant qu’agents de l’État, ont droit à des rémunérations correspondantes à leurs efforts mais toute négociation doit se faire dans le respect des uns et des autres et de l’obligation de réserve. Nous avons toujours été ouverts au dialogue tout en prenant en considération le contexte économique national et les moyens, aujourd’hui, limités pour satisfaire de nombreuses demandes et revendications.

Les syndicats de base exigent de l’Etat le respect de ses engagements antérieurs dans le respect de la continuité de l’Etat. C’est leur droit non ?

Je ne nie pas l’existence de procès-verbaux et d’accords signés par les gouvernements précédents depuis 2019 qui n’ont pas été mis en œuvre. C’est une attitude que je désapprouve, un Etat doit honorer ses engagements et tenir ses promesses.  Mais le fait est que l’accord du 6 février porte sur d’anciens arrangements approuvés par d’anciens ministres sans prendre en considération les moyens à disposition.

C’est un comportement non éthique. Il faut s’engager sur ce que nous pouvons réaliser et non se soumettre pour avoir « la paix » tant qu’on est sur place laissant les autres hériter des engagements non étudiés et des problèmes qui en découlent. J’admets que les enseignants militent pour améliorer leurs émoluments, leurs niveaux de vie et leurs conditions de travail mais je refuse de faire de fausses promesses.

Nous avons approuvé presque tous les points inclus dans les négociations, mais les ressources budgétaires sont limitées

La situation des finances publiques est désastreuse et nous avons eu affaires à des ministres qui apposaient leurs signatures sur des accords pour être maintenus en place tant ils avaient peur que les syndicats les « limogent ». On faisait de la politique politicienne. C’est absurde mais cela a été le cas tout au long de la dernière décennie. Vous pensez être capable de changer la donne ?

Ce n’est pas de la politique. Il y a malgré tout ce que nous pouvons dire de l’éthique dans la politique, il y a le respect de la parole donnée lorsqu’il s’agit d’un Etat. Les décisions prises par tout ministre doivent être l’émanation des orientations et des choix de tout le gouvernement.

Je n’ai jamais pris une décision sans être revenu à la Cheffe de Gouvernement qui a, à son tour, consulté le Président de la République. L’intérêt national doit prévaloir et c’est sur cela que planche le Président Kais Saied, qui, je le rappelle est en train de changer la donne s’agissant du FMI.

Alors que beaucoup s’attendaient à l’isolement de la Tunisie, nous assistons tout au contraire à un ballet diplomatique qui témoigne de la pertinence de nos choix et de l’importance de l’emplacement géostratégique de la Tunisie. Cela étant, ne devons-nous pas travailler plus et se montrer plus compréhensifs dans un contexte économique difficile et face à des ressources budgétaires limitées ? Cela s’appelle patriotisme.

Combien y a-t-il de points dans les négociations avec les syndicats de base et quels sont les désaccords principaux ?

Toutes les revendications sont financières. Il s’agit d’un accord en 20 points. Il y a même des axes qui n’ont pas été abordés et que nous avons-nous-mêmes intégré dans l’accord comme l’autonomie financière des institutions scolaires dont le management ne doit plus être paralysé par les procédures administratives trop lourdes. Notre objectif est de faciliter la vie des directeurs des écoles, collèges et lycées. L’Etat a compris que l’école ne peut pas et ne doit pas être l’otage de l’administration centrale et à partir de 2024 les écoles auront le droit d’avoir une gestion indépendante.

Nous ambitionnons également de régulariser la situation des enseignants contractuels. J’estime qu’il est inhumain et indigne de tolérer que des enseignants qui dispensent les mêmes cours aient des salaires différents. Quand l’un perçoit 1700 Dt de salaire et l’autre pour la même matière 600 Dt seulement, c’est carrément de la discrimination et c’est contraire à toutes les lois et réglementations internationales du travail adopté par notre pays.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali