« La logistique est la pierre angulaire du commerce international, et le commerce est quant à lui un puissant moteur de la croissance économique et de la réduction de la pauvreté, l’investissement et la compétitivité à la Banque mondiale. L’indice de performance logistique aide les pays en développement à recenser les domaines dans lesquels des améliorations peuvent être apportées pour stimuler la compétitivité. La citation est de Mona Haddah, directrice mondiale pour le commerce.  

Toujours selon l’étude de la banque mondiale, la numérisation de bout en bout des chaînes d’approvisionnement, en particulier dans les économies émergentes, est aussi importante car elle permet de réduire jusqu’à 70 % les délais des opérations portuaires par rapport à ceux des économies développées.

Qu’en est-il de la Tunisie où les ports et en prime celui de Rades qui monopolise les opérations d’imports export est le moins performant de la rive sud de la méditerranée, où la résistance à la numérisation des prestations est « héroïque » (sic) et où les services douaniers sont loin de répondre aux attentes des opérateurs et encore moins aux réalisations de leurs homologues à l’international ?

Entretien avec Foued Gueddiche, président de CONECT International

Que désigne-t-on par logistique et comment une logistique performante peut développer le commerce à l’international ?

Les enjeux de la logistique surtout pour un pays exportateur sont primordiaux. Avoir une logistique fluide compétitive assurant la flexibilité aux exportateurs et importateurs et leur permettant de réponde en heure et en jour à la requête de leurs clients, surtout que sur notre marché principal qui est l’union européennes, les donneurs d’ordre attendent des Tunisiens des prestations similaires à celles de l’Europe.

Avant la révolution, il était possible de répondre rapidement à la demande des clients. Aujourd’hui, dix ans après, ce n’est plus possible et cela devient de plus en plus difficile. La Tunisie exporte des biens manufacturés ce n’est pas comme l’Algérie qui exporte essentiellement du gaz. Une bonne logistique est primordiale pour notre pays et il faut faire des prévisions et des études sérieuses pour que les choses prennent une meilleure tournure.

Quelles sont les entraves au développement d’une chaîne de valeurs logistiques ? L’Administration ? Le cadre juridique ? L’absence d’une stratégie d’Etat ? L’absence d’une volonté politique ?

Les entraves pour le développement d’une chaine logistique sont en premier lieu, l’absence d’une stratégie de l’Etat. Le fait d’avoir un département logistique avec juste une secrétaire et un cadre est la preuve irréfutable du peu de cas que fait notre Etat de la logistique.

Nous voyons une absence manifeste de volonté politique pour la mise en place d’une stratégie bien claire pour la chaine de valeur logistique. L’administration y est relativement responsable de la non-performance de la logistique.

Je peux citer un exemple type : la domiciliation de la facture à l’export instaurée après 2011.La domiciliation de la facture nécessite un passage par la banque. Un opérateur qui reçoit une commande un vendredi est obligé d’attendre lundi pour son titre export, après il doit faire sa déclaration douanière et trouver le transporteur qui doit assurer l’acheminement de la marchandise.

Avant la révolution, nous étions en mesure d’assurer le processus de bout en bout le samedi et la déclaration se faisait en un rien de temps. Maintenant nous devons faire des acrobaties pour répondre aux demandes de nos clients surtout pour les conteneurs que je viens de citer. Nous sommes obligés de programmer une commande reçue vendredi pour mercredi ou jeudi d’après. D’où de fait, je placerais l’absence d’une stratégie de l’état, l’absence d’une volonté politique, l’administration, et bien sûr le cadre juridique qui est entrain de pénaliser tout ce qui est import et export, en tant que responsables de la régression de notre pays dans le commerce international.

Les entraves pour le développement d’une chaine logistique sont en premier lieu, l’absence d’une stratégie de l’Etat.

Quel peut-être l’impact de la logistique, si bien réfléchie et établie, sur le développement économique de la Tunisie et la compétitivité du site Tunisie ?

L’impact sur l’économie d’une logistique réfléchie et établie d’une manière scientifique, serait extraordinaire vu la position géographique de notre pays qui est un don du ciel. Il faut tenir compte de ce paramètre et de cette place qu’aurait pu avoir la Tunisie si la vision et la stratégie avaient existé.

Prenons l’exemple du port de Zarzouna qui est un port pétrolier. Nous savons que tous les transits pétroliers se font principalement via Malte. Malte qui n’est qu’une pierre entourée d’eau, ce n’est presque rien, mais c’est l’un des acteurs importants dans le domaine de la logistique et surtout dans le domaine des transbordements qui se font dans le domaine pétrolier. L’inexploitation du port de Zarzouna-Bizerte qui est à quelque minutes de vol de Malte, a privé la Tunisie d’assurer une partie du trafic pétrolier qui passe par le port de Malte souvent sujet à une grande congestion.

Malheureusement, le manque de réflexion stratégique pour la prise de décisions utiles et constructives pour le pays ne peut qu’entraver et stopper toute possibilité de développement à l’international.

Je rappelle aussi que le port de Bizerte est sur la route maritime et c’est le point le plus proche de l’Europe. Alors pourquoi parier sur Enfidha qui n’est pas sur les routes maritimes et qui impose au transporteur et au bateau de faire des centaines de kilomètres vers le sud et de remonter cette distance alors que la nature nous a offert la pointe la plus proche de l’Europe qu’on n’est pas en train d’exploiter.

Je sais que le problème de Bizerte est l’infrastructure et la position du port mais je pense aussi qu’avec les avancées technologiques, les nouveaux moyens qui peuvent être mis en place pour ce qui est de l’aménagement d’infrastructures complexes, on peut faire de Bizerte un port phare dans la chaîne de la logistique maritime en Tunisie.

Le problème de Bizerte est l’infrastructure et la position du port mais je pense aussi qu’avec les avancées technologiques, on peut faire de Bizerte un port phare dans la chaîne de la logistique maritime en Tunisie

La digitalisation des services et la dématérialisation des prestations et des procédures de bout en bout, est-ce possible en Tunisie et si oui pourquoi, d’après vous tous ces retards à ce niveau ?

Pour ce qui est de la digitalisation des services et de la dématérialisation des procédures de bout en bout, la Tunisie regorge d’informaticiens d’envergure et de compétences chevronnées, malheureusement ils sont tous entrain de partir.

TTN ne trouve plus de cadres pour assurer, développer et mettre à niveau son système d’information. A TTN, il y a des requêtes faites par différents organismes tels la douane ou la banque centrale, auxquelles TTN n’a pas pu répondre ou sont en cours d’accomplissement à cause du départ massif des cadres en informatique. Ceux-là mêmes qui ont créé le logiciel utilisé par TTN actuellement sont partis tenter leurs chances sous d’autres cieux comme le font plusieurs ingénieurs informaticiens du pays.

Je citerais aussi et dans ce même cadre, le TOS (système d’information sophistiqué) acquis à des dizaines de millions de dinars pour améliorer le rendement du port de Rades et qui n’a pas été utilisé à cause de la récalcitrance de certains syndicats et opérateurs. Nous savons très bien qu’il y a des intérêts en jeu.

Ces personnes refusent la digitalisation pour qu’ils restent toujours en contact avec leurs intermédiaires afin de servir leurs intérêts personnels. La digitalisation est possible mais il faut de la volonté et il faut du courage pour taper sur les mains des gens qui n’adhèrent pas à la transparence et à la traçabilité.

L’exemple type du fiasco qui a touché les sociétés de commerce internationales tunisiennes est le fameux article 52. Si jamais il y’avait eu une véritable préparation pour la digitalisation du process de l’export, nous aurions évité ce calvaire législatif en rapport avec l’article 52, il y aurait eu restitution de la TVA payées par les sociétés concernées, comme l’a dit la ministre, en 7 jours. Nous savons aujourd’hui qu’il faut attendre 7 mois et qu’il y a des opérateurs qui risquent la prison parce qu’ils ont donnés des chèques antidatés.

Donc la digitalisation pour la logistique, pour les process d’exportation ou tout le reste, est impérative sinon notre pays n’ira pas loin.

TTN ne trouve plus de cadres pour assurer, développer et mettre à niveau son système d’information, à cause du départ massif des cadres en informatique

Que risque la Tunisie en n’accordant pas l’importance due à la logistique ?

Le constat est clair, nous allons vivre en marge de l’évolution et du développement que connait le monde, devenir un pays de seconde zone et beaucoup perdre. Il n’y aura pas de bateaux permettant de faire des économies d’échelle pour les opérateurs, surtout en parlant de tirants d’eau de quinze mètres qui permettent de faire entrer des bateaux de 20 milles conteneurs.

Le coût de la logistique sera énorme pour les opérateurs que ce soit à l’import ou à l’export et sera néfaste pour l’économie du pays et ne drainera pas les investisseurs qui cherchent une logistique fluide, à bon prix et un service administratif irréprochable.

Quel est le rôle des opérateurs privés dans le plaidoyer et le lobbying pour faire de la logistique une priorité pour les pouvoirs publics ?

A la CONECT, nous avons réalisé une étude en 2018 qui a été soumise au ministère du Transport et au ministère du Commerce. Nous essayons de sensibiliser par tous les moyens à disposition, médias et relations avec les institutionnels pour mettre l’accent sur l’importance de ce secteur mais personne ne nous entend.

Nos voix sont inaudibles, et je dirais même nos cris. Des cris d’alarme que nous lançons pour le futur du pays, et pour le futur des prochaines générations. Le constat est plus que défavorable, la situation de la logistique n’est pas bonne du tout et nous n’avons aucune visibilité sur l’avenir. C’est malheureux mais le secteur privé qui se bat pour pousser les politiques à prendre les décisions nécessaires pour un meilleur avenir pour la Tunisie sont ignorés, on ne les écoute pas.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali