Dr. Dhaker Lahidheb, maitre de conférences et spécialiste en cardiologie, Dr. Yousra Jemli, addictologue, psychiatre et psychothérapeute, Dr. Zoubeir Chater, médecin nutritionniste et diététicien, une belle brochette de médecins invités par la plateforme médicale Med.tn à débattre sur la réduction des risques et la lutte contre le tabagisme avec les représentants des médias.

Chaque année, le tabagisme tue plus de 13 200 Tunisiens, avec 49% de ces décès parmi la population âgée de moins de 70 ans (c’est-à-dire des décès prématurés), dont 18% des décès dus à l’exposition à la fumée secondaire. La dépendance et les maladies imputables au tabac coûtent au pays 2 milliards de dinars par an soit 1,8% du PIB d’après une étude réalisée par le ministère de la Santé en partenariat avec l’OMS*.

Sept mesures de lutte antitabac prônées par la CCLAT* ont été recommandées par cette étude, à savoir  la taxation des cigarettes pour rendre moins abordables les produits du tabac, l’interdiction de fumer dans tous les lieux publics pour protéger la population de la fumée du tabac, l’obligation de mettre des étiquettes d’avertissement sanitaire graphiques pour avertir des dangers de l’usage du tabac, l’usage d’emballages neutre pour les produits du tabac, le lancement de campagnes médiatiques contre le tabagisme, l’interdiction de la publicité, de la promotion et du parrainage du tabac, la réduction de la dépendance au tabac et le soutien au sevrage tabagique en formant les professionnels de la santé à fournir des conseils pour arrêter de fumer.

Pour chaque dinar investi dans les mesures citées plus haut, si appliquées, la Tunisie pourrait obtenir 26 TND en dépenses évitées et pertes économiques d’ici 2025 et 63 TND d’ici 2035.

« Nous estimons impératif, la mise en place par l’Etat de toute une stratégie pour juguler le fléau du tabagisme. La prévalence des maladies cardiovasculaires est très importante chez les tabagiques. Un Tunisien sur trois risques d’en être atteint et pareil pour le diabète. Les artères sont vite abîmées et les risques d’un décès précoce sont de plus en plus élevés. Le tabagisme reste, en Tunisie, le principal facteur qui provoque les maladies cardiovasculaires » déplore Dr Lahidheb.

Ce sont les classes les plus vulnérables qui fument le plus relève Dr. Zoubeir Chater, précisant à ceux qui pensent qu’arrêter de fumer favorise la prise de poids, que la santé physique et mentale, ainsi que l’apparence générale et la condition physique ne peuvent s’améliorer que lorsqu’on ne fume plus. La prise de poids est qu’un effet secondaire du sevrage car les aliments ont un meilleur goût puisque les sens ne sont plus diminués par la fumée de cigarette ».

Dr. Yousra Jemli a appelé à former les professionnels de santé à la prise en charge des tabagiques indiquant qu’il n’est pas facile de mettre fin à la dépendance à la nicotine « Chez les fumeurs, les récepteurs deviennent saturés, à cause de la nicotine. D’autres récepteurs sont créés par le cerveau pour accommoder le surplus de nicotine, ce qui engendre une production supplémentaire de dopamine, l’hormone du plaisir. Aujourd’hui, l’urgence est à la protection des jeunes car de plus en plus des mineurs fument. Il faudrait consolider le cadre législatif et interdire la vente des cigarettes aux mineurs ».

Le fait est que nous sommes dans un pays où l’Etat vend lui-même les cigarettes, où le commerce parallèle écoule sur les marchés des quantités très élevées de tabac de mauvaise qualité, où les produits alternatifs comme les patchs nicotiniques, le tabac chauffé où autres moins nocifs sont chers et ne sont pas pris en charge par l’Etat, comment dans ce cas relever le défi d’une lutte efficiente contre la dépendance tabagique ?

« Il faut axer sur la communication, faire appel aux médias, aux figures marquantes des réseaux sociaux, aux sportifs, aux instagrammeurs et aux blogueurs pour communiquer sur les dangers du tabac et convaincre une jeunesse réceptive aux messages de ses idoles de sa nocivité » estime Dr Lahidheb.

Les trois médecins panelistes regrettent la rareté des produits de substitution à la nicotine sur le marché national, ce qui n’aide pas à la lutte contre l’addiction au tabac. Ils ont appelé à suivre les politiques adoptées par les pays scandinaves pour juguler le phénomène tabagique.

La Suède avec le Snus, est la championne européenne en la matière, elle affiche aujourd’hui un taux de tabagisme de -5,6% faisant d’elle le seul pays en Europe sans fumée ou encore l’Angleterre avec son programme ”Swap to Stop” qui vise à donner gratuitement 1 million de kits de vape aux fumeurs pour les aider à switcher à la cigarette électronique pour à terme arrêter. Les exemples sont légion, il y’a la Grèce, la nouvelle Zélande, le Japon avec le tabac chauffé, etc…

Beaucoup de pays utilisent la réduction des risques car c’est une approche plus humaine et qui utilise l’empathie pour mettre le fumeur sur le chemin du sevrage en prenant en considération des besoins physiologiques et psychologiques. Avec la prévention qui reste très peu appliquée en Tunisie, la cessation qui est mal utilisée puisqu’on est dans la prohibition et le discours moralisateur qui ont prouvé leurs limites, on devrait opter pour de nouvelles voies plus douces mais qui ont commencé à donner des résultats très probants.

L’étude citée plus haut parle de 146 millions de TND de dépenses de santé, et de 1,9 milliard TND de pertes économiques indirectes dues à une mortalité prématurée et à des problèmes de santé ainsi qu’aux pauses-cigarette sur le lieu de travail. « Les pertes économiques indirectes liées à l’usage actuel du tabac en Tunisie – 93% de tous les coûts liés au tabac – indiquent que l’usage du tabac entrave le développement de la Tunisie au-delà de la santé. Un engagement multisectoriel est nécessaire pour une lutte antitabac efficace, et d’autres secteurs pourraient tirer un grand profit des investissements dans la lutte antitabac, grâce à une main-d’œuvre plus saine et plus productive ».

A voir les conséquences du tabagisme sur la santé et sur l’économie, on comprend pourquoi Dr Dhaker Lahidheb et ses collègues appellent avec insistance les pouvoirs publics à mettre en place des politiques préventives, à procurer les moyens aux établissements de santé publique pour qu’ils assurent l’accompagnement des dépendants au tabac et à protéger les jeunes de ce fléau.

*Etude : Modèle d’investissement pour la lutte antitabac en Tunisie, Argumentation en faveur de l’intensification de la mise en œuvre de la CCLAT M

*CCLAT : La Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac est le premier traité international négocié sous les auspices de l’Organisation mondiale de la Santé. Le projet CCLAT 2030 est une initiative mondiale financée par les gouvernements du Royaume-Uni, de Norvège et d’Australie pour aider 24 pays à renforcer la mise en œuvre de la CCLAT pour atteindre les ODD. La Tunisie est l’un de ces 24 pays à bénéficier de ce soutien