Le conflit ukrainien est non seulement en train de vassaliser l’Europe mais aussi de l’”OTANiser”, estime Mehdi Tej, directeur du département des études et recherches à l’ITES.

L’OTAN (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord), plus forte que jamais, consolide ses positions et s’élargit. Surfant sur le conflit ukrainien, les Etats-Unis renforcent l’OTAN et encouragent l’intégration d’autres pays dans l’organisation. On parle aujourd’hui d’une possible constitution d’un bloc eurasiatique rival qui propose un modèle de gouvernance mondial alternatif au modèle occidental.

Face à l’évolution de la carte géopolitique et géostratégique mondiale, quelle posture doit observer une Tunisie très proche économiquement et partenaire stratégique de l’Europe et des Etats-Unis ?

Réponses de Mehdi Tej dans l’entretien ci-après.

Mehdi TejWMC: Comment doit agir une Tunisie, fragile, face à tous les changements que nous observons dans le monde et surtout face à une Europe vassalisée ou fragilisée ?

Mehdi Tej : Il y a les lois de la géographie et de l’histoire sur lesquelles nous restons impuissants: l’Europe est et restera un partenaire stratégique pour la Tunisie. Il est vrai aussi qu’elle est en décadence mais sa décadence est stratégique. L’Europe reste économiquement un continent puissant et porteur.

Et la Tunisie a commis l’erreur d’avoir 80% de ses échanges économiques avec seulement 4 pays européens. Il n’y a pas eu diversification des relations au sein même de l’Union européenne constituée de 27 pays (après le départ de la Grande-Bretagne).

Il y a de grandes marges pour la progression économique et commerciale, et nombre de marchés sont à explorer et à conquérir. La Tunisie est restée captive de 4 partenaires, ce qui limite ses marges de manœuvre et cela ne peut plus durer pour sa sécurité économique.

Il y a de grandes marges pour la progression économique et commerciale, et nombre de marchés sont à explorer et à conquérir

Comment changer cet état des choses d’après vous ?

Commencer par développer de nouveaux partenariats économiques au sein même de l’Union européenne, mais dans un premier temps s’attaquer au front intérieur et le renforcer. Quand on est fragile économiquement, on est forcément dépendant de ceux censés nous apporter des solutions. Là, la Tunisie a besoin d’un accord avec le FMI, donc elle a besoin de l’appui des Etats-Unis et des pays européens. D’où l’importance d’un front intérieur fort et de l’engagement d’une réflexion profonde sur une relative diversification des partenaires économiques dont les Chinois.

Vous savez que les Chinois suivent des modèles en matière d’échanges économiques auxquels un pays tel que la Tunisie ne sont pas habitués ?

Les Chinois ne sont pas des enfants de cœur ! La Chine n’est pas un partenaire facile mais si on est fort au national et si nous diversifions nos partenariats européens, nous pouvons négocier avec les Chinois des projets conformes à nos intérêts sans pour autant heurter nos partenaires traditionnels et nos alliances sécuritaires et menacer nos propres intérêts.

Les Marocains sont très liés à l’Europe, ce qui ne les empêche pas d’avoir des partenariats solides avec les Chinois et les Russes.

La Tunisie a besoin d’un accord avec le FMI, donc elle a besoin de l’appui des Etats-Unis et des pays européens.

Les Marocains sont protégés par les plus grands lobbyistes du monde, ce qui n’est pas le cas de la Tunisie. Quelle est la piste à suivre la plus réaliste d’après vous ?

Les enjeux sont importants pour tous les pays du monde. A partir du moment où il y a une guerre financière pilotée par des élites financières occidentales qui ne veulent pas être supplantées par les élites chinoises et indiennes émergentes avec comme toile de fonds la primauté du dollar menacé à terme en tant que monnaie de réserve. On pensait que l’effondrement économie de la Russie ne tardera pas après lui avoir retiré le système Swift.

On jugeait l’exclusion conforme à l’intérêt de la stabilité et de l’intégrité du système financier mondial, et pour finir l’économie russe a résisté et ne se porte pas très mal. Les Russes ont appris à être autosuffisants, et aussi bien peuple qu’institutions sont résilients. Ils ont trouvé des partenaires de choix comme l’Inde, la Chine et l’Iran.

Les Occidentaux croient que la communauté internationale se réduit à l’Occident, or cet Occident représente à peine 30% de la communauté internationale. Les autres sont des puissances qui naviguent aux grés de leurs intérêts stratégiques. Nous avons vu des Etats africains éviter de s’aligner bêtement sur les postures occidentales et condamner la guerre en Ukraine. Ils ont observé une posture prudente.

Oui mais, et la Tunisie dans tout cela ?

La Tunisie doit aussi tirer son épingle du jeu avec pour seule boussole ses propres intérêts. Dans un contexte d’affrontements financiers internationaux, il y a des projets qui sont mis en place et qui drainent des fonds importants. Les objectifs de ces affrontements sont de faire passer 3 transitions : numérique et digitale, énergétique et écologique. Si nous arrivons à concevoir des projets qui s’insèrent dans les agendas européens, américains et chinois, nous pouvons gagner au change. Pourquoi ne pas le faire si c’est conforme à nos intérêts ? C’est l’approche idéale pour attirer les investissements étrangers.

En quoi le positionnement géostratégique de la Tunisie peut-il renforcer la posture de négociation du pays ?

La Tunisie contrôle le canal de Sicile, donc la transition entre la Méditerranée occidentale et
la Méditerranée orientale sans omettre le fait que sous le Canal de Sicile, il y a des câbles qui ont une grande importance stratégique.

Nous représentons relativement une porte vers le continent africain sur lequel nous
pouvons capitaliser à condition d’élaborer une véritable stratégie Afrique.

Malheureusement, nous en sommes encore loin… La Tunisie pourrait aussi être une puissance d’équilibre régional ce qui n’est pas non plus évident mais nous avons tout intérêt à jouer ce rôle. Le tout est d’apprendre à jouer habilement de nos atouts.

Supposons que la Tunisie s’accorde avec la Chine pour la gestion des ports de Bizerte et de Zarzis, quelle serait d’après vous la réaction de ses alliés traditionnels, Etats-Unis et Europe ?

La Tunisie ne le fera pas parce que ça serait de la folie et elle s’exposerait à de grands problèmes s’agissant surtout du port de Bizerte. Celui de Zarzis pourrait toutefois faire l’objet de négociations qui doivent être extrêmement habiles avec la Chine, un ogre économique qui a une grande capacité d’absorption de ses partenaires économiques.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali