« La transition numérique n’est ni une rustine technologique, ni un schéma directeur, ni un épiphénomène, ni une stratégie unique applicable à tous. Il s’agit plutôt d’un processus d’apprentissage social durable entre diverses parties prenantes. Son objectif ultime est de mettre à profit la révolution numérique qui s’opère dans le monde afin de répondre aux priorités socio-économiques propres à chaque pays. Ce processus, qui s’assimile plus à un marathon qu’à un sprint, est porté par l’ambition, le leadership, l’innovation, la diffusion du savoir et la collaboration entre pouvoirs public, secteur privé et société civile », écrit Nagy K. Hanna, expert en transformation numérique et innovation sur le site de la Banque mondiale.

Pour un pays comme la Tunisie, il faudrait peut-être que la cadence, plutôt que celle du marathon, soit celle du pas de course.

Pourquoi ?

Adel Ben Youssef, qui a présenté mardi 21 mars l’étude réalisée par l’ITES sur la « Transition numérique en Tunisie à l’horizon 2050 », appelle à une rapide prise de conscience par les décideurs publics de l’importance cruciale d’une révolution numérique rapide qui permettrait aux citoyens, entreprises et administrations d’accéder aux nouvelles générations de technologies. En libérant le potentiel de croissance des technologies numériques et en facilitant le déploiement des solutions innovantes pour une meilleure accessibilité et efficience des services publics, on peut réaliser de meilleure performances économique et intégrer la mouvance mondiale des révolutions industrielles 4.0 et 5.0.

Dans l’étude réalisée, sous la supervision de l’ITES, par 5 experts*, universitaires et chercheurs, on aborde la situation du numérique en Tunisie en établissant un diagnostic et en envisageant, dans une vision prospective, 4 scénarios : le scénario de rupture dit “noir ou catastrophique”, le scénario tendanciel dit “au fil de l’eau”, le scénario “souhaitable ou normatif”, le scénario “de rupture optimal ou idéal”.

Celui qui paraît le plus réalisable dans un pays comme la Tunisie est celui souhaitable ou normatif à condition, bien entendu, que les politiques décident et mettent en place les moyens adéquats.

Mais d’abord le diagnostic 

Big data, connectivité, intelligence artificielle et cybersécurité sont les grandes technologies de l’ère numérique. Et on ne peut malheureusement pas prétendre que la Tunisie, malgré ses milliers d’ingénieurs brillants et ses mathématiciens, soit leader en la matière.

Et pour cause ! Alors que la première décennie du 21ème siècle laissait pressentir de grandes avancées dans le pays qui a abrité en novembre 2005 le Sommet mondial de la société de l’information (SMSI), la dernière décennie, changement du régime et des orientations stratégiques obligent, a anesthésié les politiques publiques dans le développement numérique.

Dans son intervention, Adel Ben Youssef cite les infrastructures et les usages numériques qui se dégradent ainsi que les faibles investissements public et privé dans les infrastructures numériques.

Pour le ministère des Technologies de la communication, malgré le contexte délicat du pays, les progrès sont là même s’ils ne suivent pas la vitesse espérée. Le nombre de stations de base pour les réseaux de téléphonie mobile affiliés aux trois opérateurs est passé de 5 679 en 2021 à 5 903 stations fin 2022, et le nombre d’antennes 4G est passé à 6 560 en 2022, avec un taux de pénétration qui a atteint les 65%.

Et pourtant, de 60ème la Tunisie passe à la 66ème place dans le classement mondial de l’indice de préparation aux technologies d’avant-garde de la CNUCED. Un indice qui donne des indications sur les mesures spécifiques à prendre pour être plus performants dans la course des changements technologiques.

Avec un score de 0,56 point, la Tunisie a dégringolé dans le classement entre 2021 et 2022. « Le Royaume du Maroc, lui, avance. Avec un score moins avantageux que celui de la Tunisie, le pays a réussi à se hisser dans ce classement, gagnant ainsi 6 places. Il est passé de la 76e place en 2021 à 70e, avec 0,55 point »*.

La modernisation des infrastructures du pays est encore en chantier, les cloud nationaux ne sont pas en place pour héberger les bases de données et les données sensibles des citoyens.

Le Plan stratégique national « Tunisie numérique 2020 » a souffert d’une gouvernance complexe, due notamment au manque de clarté sur les rôles et responsabilités des différentes parties prenantes, ainsi qu’une absence de leadership unifié, déplorent les experts dans l’étude ITES. Sur plus de 72 grands projets programmés dans le cadre de la stratégie Tunisie Numérique 2020, seuls 5% ont été achevés. Compte tenu du retard pris dans les réalisations du PNS, la Tunisie a adopté un nouveau plan « Tunisie numérique 2025 ».

Point positif, le pays, même si lentement, gagne trois places dans l’indice de développement E-Gouvernement, par rapport à la dernière nomenclature et se classe 88ème sur 193 pays. Il affiche un score de 0.6530 en 2022 contre 0.6526 dans l’édition précédente et est classé 4ème en Afrique, selon la 12ème édition d’E-Government Survey 2022 de l’Organisation des Nations unies.

Mais est-ce à dire que l’administration tunisienne est devenue plus sensible à l’importance de la digitalisation de toutes les institutions de l’Etat ?

L’administration publique, un front de résistance surprenant aux nouvelles technologies

L’une des principales entraves au développement de la digitalisation est l’administration publique. L’étude sur la transition numérique en Tunisie fait état de la détérioration de la gouvernance de l’administration et son raidissement qui ont eu pour conséquence l’abandon des projets de digitalisation faute de budget et de volonté politique. « Les tensions de toutes parts en Tunisie conduisent à l’abandon des programmes actuels en matière de culture numérique et de compétences numériques ».

L’exemple le plus éloquent même s’il n’est cité par les chercheurs en charge de l’étude, c’est celui de la gestion de la commande et des appels d’offres publics et de l’application Tuneps qui se dégrade de plus en plus, sans oublier l’usage maladif de la paperasserie dans toute procédure administrative. « Il est inconcevable que l’on soit encore à légaliser la signature. Cette pratique n’existe dans aucun pays », dénonce Adel Ben Youssef.

L’écosystème digital est sur le déclin et la dynamique de la Tunisie et ses engagements en matière de “open gov” sont abandonnés. Conséquence : la fuite massive de startup brillantes vers l’étranger et l’incapacité à en créer d’autres aussi dynamiques.

Que faire pour remédier à cet état des choses ?

Une condition sine qua none : la vision et la volonté des décideurs politiques de projeter la Tunisie dans l’ère numérique pour que les nouvelles générations puissent se projeter dans le monde hautement technologique de l’intelligence artificielle, de la nanotechnologie et de la robotique.

Le scénario du possible dans l’état actuel des choses : le souhaitable et le normatif

Et c’est possible d’y arriver si on y croit et on agit. Pour ce faire, comme cité plus haut, le scénario le plus réaliste dans l’état actuel des choses pourrait être celui « souhaitable ou normatif ».

Ce qui se traduit par des investissements publics et privés dans les infrastructures numériques, pour améliorer le pourcentage du total des connexions à haut débit en fibre optique et pourquoi pas les porter à plus de 20%. Elles sont aujourd’hui de près de 3,7% alors que dans les pays développés, elles atteignent les 50%.

Les investissements ne doivent pas se limiter aux infrastructures mais couvrir le champ oh combien important du capital humain qui doit être en mesure de saisir en profondeur les opportunités des avancées technologiques numériques. « Le retour d’une forte croissance et l’amélioration des finances publiques conduisent la Tunisie à renforcer ses programmes de digitalisation de l’éducation, de la culture, de la science et de la santé. La qualité de l’éducation s’améliore (primaire, secondaire et supérieur) grâce au numérique ».

L’administration publique, grâce à une meilleure gouvernance, s’engagera ainsi dans de grands projets de modernisation qui faciliteront le passage aux e-services, et l’État favorisera l’essor et le développement de startups technologiques à travers divers mécanismes d’intervention.

Répercussions sur l’économie : une croissance qui augmente pour se situer entre 4,5 % et 6,5 % en moyenne sur une longue période grâce à la place et à une économie diversifiée.

Pour que ce scénario, qui ne figure pas parmi les plus ambitieux, réussisse, il est nécessaire, estiment les experts, de prendre rapidement des mesures permettant de :

– mettre en place une réglementation incitative pour favoriser et améliorer les conditions de l’investissement privé dans les infrastructures numériques et utiliser les capacités non utilisées des sociétés publiques et privées disposant de capacités non exploitées (SNCFT/ STEG/… Fibre optique) ;
– veiller à la maîtrise des prix pour assurer l’accessibilité ;
– pratiquer des subventions pour les ménages les plus vulnérables ;
– généraliser l’accès au haut débit dans les établissements et les lieux publics ;
– procéder à une simplification administrative en profondeur ;
– converger vers une administration “Zéro papier” à horizon 2030 ;
– éliminer l’intermédiation humaine (redéploiement des fonctionnaires/monter en compétences/suppression des postes) ;
– améliorer l’accessibilité et l’inclusion numérique (100% de la population E-Litrate en 2030) ;
– développer les e-services et les e-applications à haute valeur ajoutée selon une approche
intégrée de bout en bout ;
– proposer de bout en bout des services publics en ligne sans interaction avec les services administratifs : 10 en 2023, 30 en 2024 et 100 en 2025….100% en 2035 ;
– favoriser la transversalité du ministère en charge du Numérique (ministère Transdisciplinaire) et mettre en place une task force spécifique sur l’IA en tant que facteur qui irrigue tous les secteurs ;
– favoriser l’usage des technologies de l’Industrie 4.0 sur tous les secteurs industriels et déployer le numérique selon des approches de bout en bout ;
– passer au E-paiement généralisé à horizon 2030 (paiement par cartes bancaires, par virement ou prélèvements, notamment, par des terminaux connectés ou non) ;
– transformer le marché du travail en accompagnant ses mutations structurelles ;
– favoriser la plateformisation de l’économie tunisienne et son insertion dans les plateformes internationales.

Jamais dans l’histoire une innovation ne s’est propagée aussi vite que les technologies numériques y compris dans les pays en développement pendant et après le Covid-19.

«Dans quelques décennies, les livres d’histoire parleront, ou plutôt les applications de l’intelligence artificielle raconteront l’avant et l’après années Covid-19. Années où le temps s’est arrêté brutalement sur la pire pandémie de toute l’histoire humaine, poussant le monde vers l’espace «cyber» et accélérant une transformation numérique qui a révolutionné les sciences, l’économie et la société», disait Sami Ben Jannet, DG de l’ITES dans son discours du 21 mars.

La Tunisie doit choisir, vivre hors du temps en marge des révolutions technologiques ou en faire une priorité dans ses politiques et projeter les jeunes générations dans le monde du futur. C’est construire l’avenir ou choisir la rupture.

*https://blogs.worldbank.org/fr/voices/comment-les-pays-en-developpement-peuvent-ils-exploiter-pleinement-la-revolution-numerique
*Les experts et chercheurs : Dr. Adel Ben Youssef, Professeur à l’Université de la Côte d’Azur (Coordination)
Mr. Hichem Turki, Directeur Général de Novation City et de l’Association Tunisienne des Technopôles
Dr. Mohamed Naceur Ammar, Ancien ministre des Technologies de la Communication
Dr. Mounir Dahmani, Maître de conférences à l’université de Gafsa
Dr. Mohamed Mabrouki, Maître de conférences à l’Université de Gafsa