«Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre». Cet adage m’est revenu à l’esprit en lisant, ces derniers-jours, une information selon laquelle le nouveau ministre de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche, Abdelmonêm Belâati, a donné des ordres pour prendre toutes les mesures juridiques contre les contrevenants qui pompent illégalement l’eau dans l’oued Medjerda.

La source de cet oued est située en Algérie, mais le lit est principalement sur le territoire de la Tunisie. Le cours d’eau, qui se jette dans la mer Méditerranée, se caractérise par un écoulement permanent sur l’ensemble de son cours, ce qui lui donne le profil d’un fleuve.

Dépendance hydrique de l’Algérie

Si nous évoquons ces données géographiques, c’est juste pour rappeler que le décideur du débit de l’oued Medjerda, c’est bien l’Algérie. Ce pays a pris l’habitude, depuis quelques années, de ne procéder à des lâchers d’eau en faveur de la Tunisie qu’en cas d’inondations.

Conséquence : il est permis de supposer, a priori, que les Algériens, confrontés à des longues vagues de chaleur exceptionnelles qui ont sévi cette année en pleine période hivernale par l’effet du réchauffement climatique, auraient surexploité à leur profit les quantités d’eau disponibles. Il va sans dire que nous nions aucunement ici la surexploitation illicite du cours d’eau par des agriculteurs tunisiens.

Quoi qu’il en soit, l’Etat tunisien doit engager, dans les meilleurs délais, une étude stratégique sur les retombées de sa dépendance hydrique de l’Algérie. Car au regard des menaces que fait peser le réchauffement climatique sur les deux pays, des problèmes pourraient survenir d’un jour à l’autre.

Abstraction faite de ces scénarios et suppositions, nous pensons que le nouveau ministre de l’Agriculture, qui a pourtant donné bonne impression lors de sa nomination, a fait fausse route en s’attaquant aux eaux de ruissellement. Il aurait dû examiner la situation du stress hydrique, non pas sous l’angle de la surexploitation de l’oued Medjerda mais sur le plan national et écouter, à ce sujet, les experts.

Récemment, et avant même que cette information officielle ne soit diffusée, des voix crédibles d’experts et d’organisations d’agriculteurs (UTAP) se sont élevées pour attirer l’attention sur la gravité de la surexploitation non pas des eaux de ruissellement (cas de l’oued Medjerda) qui sont renouvelables mais de celles de la nappe souterraine dont une grande partie n’est pas renouvelable.

Les chiffres sont têtus

Selon des chiffres fournis par le ministère de l’Agriculture, l’eau souterraine est prélevée à hauteur de 3,745 milliards de mètres cubes. Dans le détail, les nappes phréatiques (914 millions de mètres cubes (m3), sont exploitées au fort taux de 118,7%, la nappe profonde (1 922 m3) à hauteur de 134,3%, et les nappes profondes non renouvelables (fossiles 909 m3) à hauteur de 130,2%.

A l’origine de cette situation catastrophique, les forages anarchiques. Le pays compte 20 000 forages puits illicites. Une accélération apparue notamment après les émeutes de décembre 2010 – janvier 2011. La région de Kébili compterait à elle seule 10 000 forages anarchiques, suivie des régions de Kasserine, Sidi Bouzid, Kairouan…

L’avis des chercheurs et agriculteurs

Intervenant lors d’une table ronde sur le «Stress hydrique et souveraineté alimentaire : état des lieux et solutions alternatives» organisée par un magazine de la place, Raoudha Gafrej, universitaire, a tiré la sonnette d’alarme. « L’eau est une ressource nationale. Vous ne pouvez pas produire l’eau. L’eau est quelque chose de rare et de précieux. Il faut la protéger et en contrôler l’accès et l’usage. Si le gouvernement n’a pas compris ça,  même la stratégie dont il projette d’exécuter à l’horizon de 1950, “Eau 50”, il ne pourra pas la mettre en exécution ».

Pour sa part, Hamadi Boubaker, membre du bureau exécutif de l’UTAP qui a participé à la même table ronde, a déclaré que «de nos jours, nous ne regardons que les barrages alors qu’en même temps la nappe profonde est en train de s’épuiser dangereusement. Le nombre des puits illicites ne cesse d’augmenter. Cela doit cesser. Il n’y pas une volonté politique pour traiter ce dossier. Dans la seule région de Kébili, il y a entre 8 000 à 9 000 puits anarchiques».

Le représentant de l’UTAP propose « d’appliquer la loi aux contrevenants et fait état de la disposition de l’organisation à soutenir le gouvernement dans cette démarche ». Il devait relever, par la même occasion, cette incohérence du gouvernement. « Ce dernier, a-t-il-dit, ne peut pas encourager l’agriculteur privé à investir et, en même temps, le priver d’eau pour irriguer son exploitation. C’est absurde… ».

Rebondissant sur la même question des forages illicites et exploitation abusive des oueds,  Raoudha Gafrej a indiqué que « l’effort de l’Etat s’est concentré, durant plusieurs années, sur la mobilisation des eaux de surface et des eaux souterraines. Cependant, en termes de contrôle et de gestion, les eaux souterraines ont été laissées presqu’à l’abandon en pensant, à tort, qu’en mettant des restrictions à l’agriculteur et en lui disant que l’eau potable est prioritaire, l’Etat a omis ici que l’agriculteur, pour survivre, ne va pas attendre que l’eau lui vienne de quelque part. Il va avoir tendance à se rabattre sur n’importe quelle ressource disponible, et ce quel que soit le prix ».

Et l’experte de conclure : « cela veut dire que l’orientation dès le départ n’était déjà pas celle qu’on devait suivre».

A bon entendeur.