“Il est impératif de décréter officiellement, l’état de sécheresse en Tunisie”, a plaidé Abdallah Rebhi, ancien secrétaire d’Etat chargé des Ressources hydrauliques et expert dans ce domaine. Dans une interview accordée à l’agence TAP, Rebhi a mis l’accent sur l’importance d’agir avant la fin du mois de février courant, sous peine de ne plus disposer de suffisamment de marge de manœuvre.

Le taux de remplissage des barrages a atteint 30,4%, à fin janvier 2023, selon l’Observatoire National de l’Agriculture (Onagri). Pour l’expert, il s’agit là du niveau de stock le plus bas jamais enregistré depuis dix ans.

Pourriez-vous dresser un diagnostic de la situation hydrique actuelle ?

Abdallah Rebhi : La saison des pluies 2022/ 2023 reste jusque-là exceptionnelle dans la mesure où elle est marquée par de faibles précipitations. De surcroît, elle intervient après trois années consécutives de sécheresse.

Du 1er septembre 2022 au 31 janvier 2023, les quantités de pluie enregistrées à l’échelle nationale n’ont atteint que 33% de la moyenne saisonnière sur la période. Le manque de précipitations s’est répercuté d’une manière significative, sur les réserves en eaux souterraines (nappes phréatiques) et de surface (barrages).

Aujourd’hui, la situation des barrages est alarmante. A la fin du mois de janvier, le stock global des barrages n’a atteint que 708 millions de mètre cubes (m3), contre 1147 millions m3, durant la même période de l’année écoulée, soit une baisse de 38,2%. Il s’agit là du plus faible niveau de stock jamais enregistré depuis les dix dernières années, ce qui dénote de la gravité de la situation.

En ce qui concerne les apports en eaux dans les barrages, ils n’ont atteint que 217 millions m3. Or, la moyenne des apports en eaux durant cette période, est estimée à 875 millions m3, soit une régression de 75,2%.

Le déficit pluviométrique a aussi, impacté les réserves des nappes phréatiques dont la recharge demeure insuffisante. Dans certaines régions du centre comme Zaghouan et Kasserine, où le taux des précipitations n’a pas dépassé 20% de la moyenne saisonnière, plusieurs points d’eau ont enregistré une baisse de leur niveau statique.

De plus, l’hiver est sur le point de s’achever, il ne reste plus que les mois de février et mars pour espérer sauver la saison.

Quels sont les facteurs météorologiques à l’origine de cette sécheresse ?

Abdallah Rebhi: La Tunisie a accusé un sérieux retard en matière de précipitations, tout au long de la saison automnale (de septembre à novembre).

Les mois d’octobre et novembre ont été chauds marqués par des records de hausse des températures.

Cela est causé par la persistance de l’anticyclone des Açores qui se positionne sur le pays depuis plusieurs mois. Cette zone de haute pression atmosphérique située sur l’Atlantique bloque toute arrivée de masse d’air froid, inhibant ainsi, la chute de pluies.
Face à cette situation, nous n’avons pas d’autre choix que de décréter officiellement, l’état de sécheresse. Le gouvernement doit faire preuve de proactivité dans ses actions et mettre en place des mesures à la hauteur des défis auxquels nous sommes confrontés. Si nous attendons jusqu’à fin février, nous n’aurons plus suffisamment de marge de manœuvre.

Quelles sont les mesures qui devraient accompagner ” l’état de sécheresse “, selon vous ?

A l’image d’autres pays européens, la France a enregistré depuis l’été dernier des records de températures. Dos au mur, les autorités ont décidé de placer certains départements en alerte sécheresse et de mettre en place des mesures de restriction de l’usage de l’eau comme l’interdiction d’arroser le jardin entre certaines heures.

En décrétant l’état de sécheresse, les Tunisiens n’auront plus le choix que de changer leur comportement en matière de gestion d’eau et d’adopter de meilleures pratiques afin de préserver cette denrée de plus en plus rare.

Le gouvernement est appelé aujourd’hui, à communiquer ouvertement avec les citoyens sur la réalité de la situation hydrique actuelle en Tunisie, pays fortement exposé au stress hydrique.

Actuellement, la part moyenne d’eau par habitant est estimée à 430 m3/an et devrait baisser à moins de 350 m3, d’ici 2030.

La question de la pénurie d’eau dans le pays ne date pas d’hier mais ce n’est pas seulement là, que réside le problème. La vraie problématique se caractérise par l’habitude prise par les citoyens d’utiliser cette ressource comme si elle était inépuisable. Aujourd’hui, Il est impératif de stabiliser la demande en eau, qui est devenue presque égale à l’offre.

Actuellement, nous disposons d’environ cinq milliards de mètres cubes de ressources en eaux souterraines et de surface. Si nous allons poursuivre avec le modèle de gestion hydrique actuel, nous finirons par perdre deux milliards de mètres cubes entre 2040 et 2050.

Nous ne pouvons plus nous permettre de gaspiller nos ressources. Il faut mettre fin aux fuites d’eau dans les systèmes d’approvisionnement à tous les niveaux et dans tous les secteurs, en privilégiant l’entretien continu des différents canaux et tuyaux de distribution.

En 2050, le volume des eaux non traitées en Tunisie, devrait atteindre plus de 600 millions de mètres cubes. Il est donc primordial de recycler les eaux usées, en optant pour un traitement tertiaire visant à éliminer les polluants non biodégradables.

En outre, l’Etat est appelé à octroyer des subventions conséquentes aux citoyens afin qu’ils puissent installer des citernes domestiques de stockage d’eaux pluviales. Il est également, nécessaire de se doter d’un cadre légal pour encadrer le secteur et améliorer sa gouvernance. Pour cela, il est important d’adopter le code des eaux, actuellement soumis à l’examen de la présidence du gouvernement.

Les différentes mesures citées précédemment, sont inscrites dans l’étude stratégique “Eaux 2050”. Il suffit seulement d’une volonté politique pour les appliquer et passer à un nouveau modèle de gouvernance qui rompt définitivement avec l’ancien, lequel a atteint ses limites.