Une loi de finances patchwork sans fil directeur et sans vision, un Plan de développement qui lui ressemble attribuant des milliards de dinars dont le pays ne dispose pas aujourd’hui à des projets dont la finalité première est plus sociale qu’économique, et une inflation accrue qui entraîne avec elle l’augmentation du taux directeur sensé la juguler.

Des questions qui nous interpellent et auxquelles nous demandons réponses à Ezzeddine Saïdane, CEO de Directway Consulting.

Entretien.

WMC : Le Plan de développement 2023/2025 du gouvernement Bouden a été récemment dévoilé. Est-il réaliste, convaincant, d’après vous ?

Ezzeddine Saïdane : On parle d’un nouveau modèle de développement, je n’en vois aucun. J’ai passé en revue tous les chapitres du plan et je ne vois rien de particulier. Pour élaborer un nouveau plan, il faut déjà avoir évalué celui qui le précède, il faut faire le diagnostic de la situation actuelle comme point de départ essentiel, et fixer une feuille de route, définir les axes, objectifs et la finalité.

Il y a un terme qui m’a dérangé dans la présentation du Plan de développement, c’est celui “rasadna“ : nous avons attribué des lignes de financements ! Mais comment peut-on parler de ressources dont on ne dispose pas ? Dans un plan de développement, on parle de prévisions pas d’attributions. Dans le présent plan, le gouvernement prévoit des investissements de l’ordre de 27,3 milliards de dinars. Les questions les plus évidentes que nous pouvons poser sont : d’où proviennent les ressources ? Qu’est-ce qu’elles vont coûter à l’Etat et aux contribuables et à quoi elles vont servir ? Dans le contexte actuel est-il normal de parler de 27,3 milliards d’investissements pour faire 2,1% de croissance ?

Nous avons même perdu le pouvoir de l’ambition et la capacité de rêver. Hallucinant !

il y a 480 experts qui ont planché sur l’élaboration de ce plan. Tout ça pour ça !

Un plan de développement sur 2 ans. C’est courant d’après vous ?

Voyons d’abord ce qu’on y prévoit : 2,1% de croissance alors que dans le plan des finances du même gouvernement pour la même année 2023, on fixe un objectif de croissance de 1,8%.

si on prend les 13 000 et nous appliquons les 10% d’inflation que nous vivons aujourd’hui, nous arrivons déjà à 17 000 DT

On prévoit également l’amélioration du revenu par habitant en ignorant totalement l’inflation et la dépréciation du dinar. On parle de partir de 13 000 dinars pour atteindre les 15 500 dinars, mais si on prend les 13 000 et nous appliquons les 10% d’inflation que nous vivons aujourd’hui, nous arrivons déjà à 17 000 DT. Ce qui veut dire que le Plan de développement va nous appauvrir.

Les ambitions du plan sont même inférieures à l’inflation. Comment peut-on se permettre cela dans un plan de développement ? Et on nous dit, avec tout le respect que nous devons à l’Administration publique, qu’il y a 480 experts qui ont planché sur l’élaboration de ce plan. Tout ça pour ça !

Dans tout plan de développement, on parle de perspectives au moins sur 5 ans. Nous n’avons jamais entendu parler d’un plan de développement sur 2 ans. Si on l’a fait pour coller aux réformes du FMI, ça s’appelle du bricolage, ce n’est pas ce que nous pouvons décrire comme la meilleure approche dans la gestion économique du pays.

Ne pensez-vous pas que le plan de développement et la LF n’ont pas de fil conducteur de vision et d’objectifs précis y compris le choix d’un modèle économique acceptable ?

Pour moi, la loi de finances n’en est pas une. Nous n’avons pas de loi de finances. C’est très clair. Nous avons une loi de collecte d’un maximum de ressources pour l’Etat quelles que soient les conséquences de cette collecte sur le tissu économique.

Nous sommes passés d’un montant de 57 milliards de dinars en 2022 à 70 milliards de dinars en 2023.

Pire, dans cette loi, il y a des chiffres très dangereux. La comparaison qu’on est en train d’avancer est fausse. On est en train de comparer la loi de finances 2023 à la loi de finances complémentaire 2022, ce qui est illogique. Il faut savoir que l’augmentation du volume de la loi de finances n’est pas de 14,5 % comme ils l’ont dit, mais de plus de 22% avec un objectif de croissance de 1,8% Insensé !

Nous sommes passés d’un montant de 57 milliards de dinars en 2022 à 70 milliards de dinars en 2023. Il y a une augmentation de 13 milliards de dinars.

On prévoit aussi un endettement de 25 milliards de dinars pour 2023 dont 15 milliards de dinars de l’international. Comment, avec quoi et par quels moyens ? Et même les 9,5 milliards de dinars restants que l’on compte puiser dans le marché intérieur ne pourront pas être réalisés. On a atteint le plafond s’agissant du système banquier et financier national, et on savait déjà que l’on ne pouvait pas dépasser les 2,5 ou 3 milliards de dinars. Cela ne peut s’expliquer que par la planche à billet qui a déjà fonctionné.

Qu’entendez-vous par planche à billet ?

Lorsqu’on parle de planche à billet, on ne parle pas de billets de banque mais d’injection de liquidités par la BCT pour financer le déficit budgétaire de l’Etat, soit directement, soit par l’intermédiaire des banques. Si nous examinons aujourd’hui les chiffres de la BCT pour 2022, nous réalisons que la planche à billets a fonctionné à hauteur de 5 milliards de dinars. Lorsque les médias ont posé la question, on leur a rétorqué que la BCT n’imprime pas les billets de banque, ce qui est absolument vrai, il s’agit tout simplement d’injection de liquidités.

Et pourquoi la BCT ne le dit pas ? Finalement, elle fait ce qu’il faut pour éviter l’effondrement des équilibres financiers de l’Etat ?

Pour trois raisons : le déni, la fuite en avant et le mutisme. A chaque fois, on avance des thèses, on annonce des réalisations mais rien ne se fait sur le terrain. Combien de fois nous a-t-on certifié que le FMI nous accordera le prêt ? Le gouverneur de la BCT l’a confirmé dans sa dernière déclaration.

Et il le pensait, je crois, mais cela ne dépend pas que de lui…

Et de quel droit il le croit ? Déjà que pour passer de l’accord provisoire à l’accord définitif, il faut un minimum de 3 mois, nous avons mis 18 mois pour arriver à l’accord provisoire, et après cet accord, il suffit, en principe, de quelques jours pour le déblocage. Dans notre cas, on a retardé les échéances au 19 décembre. Pourquoi d’après vous ? C’est principalement une question de crédibilité. Il fallait s’assurer que la loi de finances prend en compte le programme de réformes, il fallait des réponses claires à la question des entreprises publiques auxquelles on ne trouve pas de solutions à ce jour.

Lire aussi: Ezzeddine Saïdane estime que la déprogrammation de l’examen du dossier de la Tunisie par le CA du FMI n’est pas un bon signe

Ce que personne n’a le courage de dire est que le dossier de la Tunisie n’a pas été reporté mais rejeté. Ceci ne veut pas dire qu’on ne soumettra pas un autre dossier qui pourrait être de nouveau étudié et accepté. Il faut savoir qu’au FMI, on ne vote pas, on discute et on négocie pour évaluer les chances de réussite du programme de réformes.

Il y a aussi une dimension politique dont on ne parle pas.

Effectivement. Le FMI ne finance jamais à lui seul un programme de réformes, il contribue au financement et donne la possibilité aux pays concernés d’aller mobiliser les fonds par ailleurs. Et donc il doit être sûr qu’il y a d’autres parties à l’échelle bilatérale ou multilatérale qui sont prêtes à contribuer au financement du projet de réformes.

Il y a un gap dans la loi de finances 2022 de 12 milliards de dinars, et la LF 2021 n’a pas elle aussi été bouclée.

La question qui se pose maintenant est : la Tunisie réussira-t-elle ou non à mobiliser les fonds ? Dans la loi de finances, on parle de rembourser 21 milliards de dinars, il s’agit du service de la dette. Même si nous réussissons notre accord avec le FMI, le maximum de ce que nous pouvons avoir est la somme de 428 millions de dollars. Les équilibres n’y sont pas du tout.

Mais auparavant, a-t-on bouclé la loi de finances 2022 ? Quand on pose la question, on nous dit que c’est fait et qu’il s’agit juste de régulariser la situation point de vue paperasse.

Non. Bien évidemment. Il y a un gap dans la loi de finances 2022 de 12 milliards de dinars, et la LF 2021 n’a pas elle aussi été bouclée. De quelle régularisation on parle, il y a des procédures de clôture des lois de finances. Les impayés de l’Administration sont aujourd’hui effrayants. Comment réussir ainsi à clôturer une loi de finances ?

Mais revenons au rôle de la BCT qui me semble fondamental puisque selon la loi de 2016, elle est aussi le conseiller financier de l’Etat. Beaucoup de journalistes disent qu’elle est en train de faire ce qu’il faut pour préserver les équilibres monétaires et juguler l’inflation. Mais l’augmentation du taux directeur a-t-elle réussi à la juguler ?

Au début, oui puisque l’inflation a reculé

Et après ? Au Maroc, le taux directeur est de 2,5% et l’inflation est de 8,3%.

Pouvons-nous comparer le Maroc, un pays où l’Etat est fort, où les choix économiques sont clairs et qui n’a pas subi les conséquences d’un renversement de régime et ses bouleversements, à la Tunisie ?

Ce qui milite en faveur de la non-augmentation du taux directeur. En décembre 2021, l’inflation était de 6,6% et nous sommes passés à 10,1% ; entre temps, il y a eu 3 augmentations du taux directeur. N’est-ce pas l’effet inverse que nous voyons là ?

Selon la BCT, il faut au moins 5 trimestres pour en voir l’impact sans oublier les conséquences de la guerre russo-ukrainienne sur la Tunisie.

Dans le communiqué de la BCT, on parle d’augmentation des prix internationaux et de sécheresse. Donc si on augmente le TMM, peut-on, d’après-vous, réduire les cours des prix du pétrole, des céréales ou des autres matières premières à l’international ? On ne peut pallier une inflation importée par l’augmentation des taux.

Mais nous pouvons peut-être maîtriser la consommation ?

De quelle consommation vous parlez ? Dans notre pays, elle a baissé de 45%. Les moteurs de l’investissement et de la consommation sont en panne en Tunisie. En plus, le premier impact de cette augmentation se traduira sur les capacités de remboursement de l’Etat avec des taux d’intérêt qui augmenteront considérablement, et donc les finances publiques subiront une grande pression, l’essentiel des dettes de l’Etat étant à taux variable.

Les moteurs de l’investissement et de la consommation sont en panne en Tunisie.

Le même phénomène frappera les entreprises et les Tunisiens qui ont des dettes bancaires lesquels souffriront autant de l’augmentation des taux.

Les conséquences seront aussi désastreuses sur le tissu économique d’un pays où il n’y a plus de demande. Et qui profitera de cette situation ? C’est la Banque centrale qui fera de plus gros bénéfices, mais également les banques qui gagnent par les dépôts à vue (200 milliards et 472 milliards) avec les dernières augmentations des taux. Les compagnies d’assurances seront-elles aussi gagnantes.

Donc quelle est l’alternative selon vous ?

Ne pas augmenter le TMM pour éviter tous les inconvénients que je viens de vous citer. La BCT doit aussi assumer pleinement son rôle de conseiller financier de l’Etat. Nous avons aujourd’hui de graves problèmes, de ce fait, la BCT aurait dû dire à l’Etat que le sauvetage de l’économie du pays ne se fera pas par des mesures financières ou monétaires, mais par des mesures économiques.

Les deux exemples les plus flagrants sont la nécessité pour l’Etat de relancer les secteurs énergétiques et la production du phosphate dont la tonne se vend aujourd’hui à 300 dollars la tonne. Nous n’avons aucune politique de sécurité énergétique, alimentaire ou hydraulique. La loi de changes doit être révisée au plus tôt.

Il serait irrationnel et criminel de tenter maintenant la révision de loi de changes.

Mais vous pensez qu’il est temps pour la révision de la loi de changes avec une économie chancelante ?

Je pense que cette révision, dans le contexte actuel, sera la voix la plus rapide pour la faillite du pays. On révise la loi de changes lorsque nous sommes dans une très bonne situation économique. Il faut pour cela des réserves de change très élevées, un commerce extérieur florissant et une économie saine. Avons-nous tous ces atouts pour tenir le coup lors de la sortie de la première vague des capitaux et récolter les fruits par la suite ?

Ce serait irrationnel et criminel de le tenter maintenant. Il faut tout d’abord arrêter l’hémorragie, réformer l’économie, revenir vers une économie qui produit de la croissance et crée des richesses et des emplois.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali