Des impayés cumulés depuis plus de 6 ans, 2 000 emplois menacés de disparaître et des malades risquant d’être privés des 99% de médicaments vitaux importés dispensés dans les services hospitaliers. Les laboratoires innovants jettent l’éponge ! Ils jettent l’éponge parce que tous leurs efforts pour trouver une solution pour le règlement de leurs créances avec les décideurs publics n’ont servi à rien.

Leur situation financière est intenable, et malgré les efforts déployés par la Pharmacie centrale de Tunisie – détentrice du monopole d’importation et de distribution des médicaments – pour assurer les paiements, aucune solution viable n’a été trouvée.

Cinq (5) laboratoires innovants ont d’ores et déjà quitté la Tunisie ces dernières années, un autre est sur le point du départ, et ce n’est pas faute d’avoir essayé de trouver une issue salutaire pour que les Tunisiens puissent être traités par de nouveaux médicaments efficients et actifs.

Le point avec Amin Zaghdoudi, président du Syndicat des entreprises pharmaceutiques innovantes de recherche en Tunisie (SEPHIRE).

WMC : Pourquoi il est important pour chaque pays d’avoir des laboratoires innovants et combien il y en a en Tunisie ?

Amin Zaghdoudi : Les laboratoires innovants représentent un peu plus d’une vingtaine existant en Tunisie depuis les années 60. Ils constituent les plus grandes firmes de médicaments par le monde. Derrière chaque nouveau médicament que nous ramenons, il y a création d’emplois, nos investissements sont lourds et nous formons les techniciens tunisiens à l’international pour qu’ils comprennent la pathologie et saisissent tout ce qui touche au nouveau médicament. En un mot, nous en faisons des experts.

En aval, au bout de quelques années, il y a le générique qui suit et c’est le pipeline de l’industriel local qui prend le nouveau médicament et le fabrique. C’est la souveraineté nationale en matière de médicaments, mais toute cette chaîne marche au ralenti aujourd’hui.

Pour quelle raison ?

Les laboratoires innovants traitent avec le gouvernement et principalement avec la Pharmacie centrale en Tunisie (PCT). L’importation des médicaments est bien règlementée dans notre pays et a très bien fonctionné, donnant des résultats probants jusqu’à il y a quelques années. Nous avons commencé à avoir des problèmes de retard de paiement, à partir de fin 2016, accusant des reports dépassant largement le délai de 180 jours traditionnel appliqué dans toutes les transactions du secteur. Nous sommes passés à 210 puis 250 jours. Depuis six ans, les retards dépassent les 14 mois, sachant que, fiscalement et financièrement, c’est insupportable et inadmissible.

La pandémie de Covid-19 a-t-elle aggravé la situation ?

Nous reconnaissons que la situation est devenue plus compliquée à cause du Covid-19. A l’échelle planétaire, il y a eu des perturbations dans la fabrication des médicaments et une réorientation des efforts pour produire des vaccins et faire de la recherche.

La rareté des matières premières importées de Chine qui s’est renfermée sur elle-même, en raison de la pandémie, et a sécurisé son pays et son marché, a considérablement compliqué les choses. L’Europe en a subi le premier impact, et nous aussi, mais doublement dans notre cas. Nous devons gérer les retards de paiement et également les difficultés liées au Covid-19.

Comment se traduit cette nouvelle réalité sur le terrain ?

C’est simple, si vous allez à la Pharmacie centrale, ou bien on vous dit que “le médicament n’est pas disponible“ ou, dans le meilleur des cas, on vous rétorque : “nous ne pouvons vous donner qu’une seule boite“. Ce qui est gravissime est qu’il y a des médicaments vitaux qui n’existent plus sur le marché. C’est pour cela que nous tirons la sonnette d’alarme. Il y en a qui disent, ce n’est pas grave, remplacez les médicaments importés par ceux fabriqués en Tunisie mais il faut comprendre que cela ne suffit pas. Les patients ont autant besoin de médicaments fabriqués en Tunisie que de ceux importés.

Les industriels locaux subviennent aux besoins du marché tunisien, à hauteur de 60%. Les 40% importés sont pour la plupart des médicaments spécifiques destinés à des pathologies assez complexes et délicates. C’est sur cela que nous voulons attirer l’attention, et il revient au gouvernement de trouver des solutions. Les Tunisiens ont le droit de profiter des dernières avancées médicales et des traitements médicamenteux les plus récents et les plus efficaces.

Avant, il y avait des gouvernements stables et une administration stable. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas

Que de pertes financières sur l’arrêt de travail sans oublier les familles à charge ! Il y a des traitements qui épargnent aux patients plus de souffrances et à l’Etat une prise en charge lourde.

Au lieu de prendre une injection, on peut prendre un comprimé à domicile. Un petit enfant qui doit s’absenter de l’école et doit être alité peut prendre des médicaments moins contraignants et se remettre rapidement.

Qu’est-ce qui rend la situation aussi compliquée ?

Le problème est structurel : recourir aux médicaments les plus innovants fait gagner de l’argent au secteur de la santé publique et permet de sauver des vies. Il est triste de voir que la Tunisie est aujourd’hui l’avant-dernière dans le classement des pays de la région MENA en termes d’accès à l’innovation. Ceci est dû, en partie, au long processus d’enregistrement du médicament et de l’octroi de l’autorisation de sa mise sur le marché (AMM). C’est la croix et la bannière.

Officiellement, on prétend que cela prend deux et trois ans, mais cela demande pratiquement six ans. Six ans durant lesquels les laboratoires passent à autre chose et élaborent de nouveaux médicaments. Cela renvoie au mythe de Sisyphe, à chaque fois que nous croyons être arrivés à un point, nous reprenons depuis le début, c’est épuisant et même désespérant.

Les médicaments innovants sont chers, les Tunisiens peuvent-ils se les procurer ?

Ils sont chers mais, comme je vous l’ai dit, efficients, ce qui épargne aux patients le long processus de guérison et à l’Etat des remboursements sur des mois et des années surtout pour les maladies graves ou chroniques.

Il faut beaucoup de temps (parfois, ndlr) pour que la CNAM (Caisse nationale de l’assurance maladie) rembourse les soins, et c’est malheureux pour nos compatriotes.

Il est triste de voir que la Tunisie est aujourd’hui l’avant-dernière dans le classement des pays MENA en termes d’accès à l’innovation

Cela se passait différemment avant 2011 ?

Disons que c’était plus simple. Avant, il y avait des gouvernements stables et une administration stable. Aujourd’hui, nous ne sommes pas sûrs que le haut responsable avec lequel nous avons discuté il y a un jour soit le même une semaine après. Nous avons, donc, du mal à avoir un suivi constructif. Nous avons travaillé, public et privé, sous l’égide de la Banque mondiale, avec les autorités et les fabricants locaux. Il y a eu une feuille de route bien faite et bien ficelée.

Nous avons insisté sur l’importance de l’Agence tunisienne des médicaments, qui devait être mise en place depuis des années, mais à ce jour, il n’y a rien. C’est devenu beaucoup plus compliqué, parce qu’il y a un problème décisionnel et politique et il n’y a pas de continuité de l’Etat.

Où est-ce que ça bloque, mise à part la CNAM ? Vous avez parlé de problèmes structurels ?

La problématique des médicaments se situe où ? Au niveau des autorités de tutelle en premier lieu. Le secteur des médicaments est géré par 4 ministères : Santé, Commerce, Industrie et Affaires sociales. Les affaires sociales paient à travers la CNAM, le ministère de la Santé pour l’AMM, le Commerce pour les prix, et l’Industrie pour tout ce qui est usine, fabrication locale et production.

L’Agence tunisienne des médicaments devait centraliser la gestion et alléger procédures et démarches. Aujourd’hui, je pense que nous sommes à 14 ou 15 ministres de Santé. Imaginez, nous voyons le ministre, nous accordons avec lui sur un programme, mais juste après arrive un autre ministre et nous devons tout reprendre à zéro.

c’est bien grâce à la Pharmacie centrale que nous sommes le meilleur en Afrique et à l’abri de médicaments non conformes fabriqués dans des pays comme l’Inde, la Chine ou la Turquie

Après le ministre de la Santé, nous prenons le dossier et nous allons au ministère du Commerce et ainsi de suite. Parfois, nous sommes face à des ministres qui n’ont pas les mêmes objectifs, ils ne sont pas alignés sur les mêmes stratégies et n’ont pas la même vision. C’est dire à quel point il est important de prendre une décision politique pour traiter la problématique des laboratoires pharmaceutiques et une fois pour toutes.

Est-ce que le fait de casser le monopole de la Pharmacie centrale pourrait régler le problème ? 

De notre point de vue, le rôle de la Pharmacie centrale est déterminant. La PCT régule et doit continuer à faire son job, et c’est bien grâce à elle que nous sommes le meilleur en Afrique et à l’abri de médicaments non conformes fabriqués dans des pays comme l’Inde, la Chine ou la Turquie, qui exportent à certains pays africains où le contrôle est presqu’inexistant.

Nous avons la chance d’avoir la Pharmacie centrale qui contrôle le circuit et la traçabilité des médicaments.

La question est d’ordre financier. Il faut résoudre le problème des Caisses sociales pour que la PCT puisse couvrir ses achats et ne subisse pas les conséquences de leurs difficultés financières. Et là, c’est une politique d’Etat.

Les montants dus aux laboratoires s’élèvent à 700 millions de dinars

Donc c’est un problème de finances publiques. Y voyez-vous une issue ?

Il y a une seule solution : débloquer des fonds et trouver une formule viable pour payer les laboratoires. Sinon nous allons droit dans le mur.

Le médicament commence à se raréfier, et n’est plus disponible comme avant. Pour nous, et c’est un combat de tous les jours pour pouvoir ramener des médicaments. C’est grâce aux présidents des laboratoires internationaux en Tunisie qui se battent avec les maisons mères que nous pouvons encore importer certains médicaments. Mais ce n’est plus possible.

A combien s’élèvent les montants dus ?

Le dernier chiffre – mais je pense que le PDG de la Pharmacie centrale a les chiffres exacts, chaque semaine il y a de nouveaux chiffres parce qu’il y a des paiements en retard – le montant s’élève à plus de 700 millions de dinars.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali