Le texte portant projet d’une nouvelle Constitution a été révélé aux citoyens afin qu’ils puissent prendre leurs décisions quant à leur participation au référendum du 25 juillet 2022. 

Bien évidement la décision de chacun n’est soumise qu’à sa conscience et son libre-arbitre, de sa vision de la responsabilité à l’égard de la patrie.

Donc, ce propos est une opinion concernant un texte, il ne s’agit ni d’une injonction ni d’un appel.

Pour une telle étape dans l’histoire du pays, il fallait un débat à froid, une analyse technique du texte proposé par le président de la République dont il semble être le rédacteur unique, à en croire au moins deux des protagonistes de la fameuse commission consultative de rédaction. Nous attendons tous l’avis du Doyen Si Sadok Belaid, empêché par sa santé à faire déclaration consécutivement à la publication du projet de Constitution.

A ce stade, de façon explicite ou implicite, deux acteurs majeurs du processus de construction du projet de la Constitution semblent avoir pris leurs distances avec le texte final : le Doyen Bouderbela et un peu moins explicitement le Professeur Mahfoudh qui a convoqué le chateur Francis Beybe pour exprimer une question de filiation, à moins de nous éclairer du contraire, nous avons pensé à la naissance de la Constitution nouvelle.

Cette situation ne saurait nous faire oublier le moment difficile, éminemment complexe de la Nation Tunisienne.

Depuis le 25 juillet 2021, nous sommes entrés dans une phase problématique de notre histoire, une situation exceptionnelle. Elle devait être la plus courte possible, elle devait s’adosser à une légalité, elle devait servir à juguler deux problèmes majeurs : l’épidémie et l’effondrement de l’économie. Sur le premier point, on peut se féliciter de la réussite. Sur le second point, on ne peut qu’exprimer une inquiétude. Le propos ici n’étant consacré qu’au projet de Constitution, nous reviendrons à l’économie dans un autre texte.

Sans ambages, ni introduction, disons que le texte qui nous a été présenté est décevant comme a pu le souligner le Professeur Salsabil Klibi. Il est aussi faible, mal construit que celui de 2014, surtout il comporte des dangers majeurs pour la Nation Tunisienne si on ne prend pas garde de le préciser, de l’améliorer et de l’équilibrer.

Aller au référendum avec un tel texte ne comporte aucun risque d’échec, il semble que le reflexe légitimiste et l’orientation de la campagne permettront au Président de la République d’envisager la victoire du « oui », le suspens ne concerne pas le 25 juillet, mais le jour d’après et c’est pour cela que je pense, en mon âme et conscience, qu’il faut surseoir à la présentation du texte au référendum et de renvoyer le vote sur le texte à plus tard, une fois amélioré, équilibré et rendu plus équilibré.

Certains points sont problématiques, sujets de multiples interprétations ou tout simplement dangereux pour l’avenir du pays doivent être soit améliorés, soit purement et simplement abrogés.

Je vais citer quelques-uns, sur lesquels j’ai de multiples réserves et qui m’amènent à ce stade et si le texte devait rester dans sa mouture actuelle à ne pas voter pour le texte et surtout à ne pas participer à la construction d’un tel danger à venir pour notre Nation.

Sur le préambule     

C’est un texte lourd avec des formules qui n’ont pas leur place dans l’ouverture d’une Constitution. Après la déconvenue du texte de 2014 et son style lourd, on espérait un préambule court qui rappelle les principes fondamentaux, qui fasse référence à quelques textes fondamentaux de notre histoire constitutionnelle et juridique comme le Code du statut personnel et ne contenir que l’essentiel. Celui qui nous a été présenté ne peut être un préambule supposé parler à des générations futures, il est lié à la circonstance du moment, avec parfois le fétichisme des dates.

On connaît dans notre histoire ce que deviennent les dates auxquelles les gouvernants accordent une importance exagérée et auxquelles nous autres citoyens n’avons accordé que peu d’attention. Le 25 juillet est la fête de la République, laissons-lui cette fonction sans aller plus loin, sans la surcharger. 

Sur le régime politique envisagé dans le texte

Le texte proposé crée un régime présidentialiste avec tout ce que cela comporte comme dangers à venir. Certes l’actuel locataire de Carthage peut être un homme habité par l’honnêteté, mais qu’en sera-t-il demain ? Or, un pouvoir illimité sans contrepoids est un risque à long terme. Une Constitution dispose moins pour le temps présent qu’elle ne dispose pour l’avenir et c’est vers cet avenir que nous devons diriger notre regard, juste en nous rappelant notre histoire et les dérives qu’elle a connues.

L’autre point problématique qui comporte un danger majeur est la fonction assez subalterne du Parlement. Bien sûr, comme beaucoup, j’ai souligné les excès du système défunt de la seconde République qui a confiné au cirque quotidien. Mais la mouture qui nous est proposée est déséquilibrée quand on songe aux pouvoirs du Président et face auquel le Parlement ne serait, de toute façon, qu’une Chambre d’enregistrement.

On sait en effet que dans les régimes présidentialistes, les Assemblées suivent la tendance du pouvoir présidentiel. Autrement dit, pour peu que nous ayons un monde de scrutin spécifique, les Assemblées ne pourraient qu’accentuer la tendance présidentialiste. C’est là que se situe le danger.

Un troisième point semble avoir échappé au rédacteur du texte. Dans l’article 89 on pouvait espérer une formulation qui permette qu’un jour une femme soit présidente de la Tunisie. Etrangement cet article supprime cette possibilité.

Un quatrième point structurel et dangereux : faire de la Tunisie une « partie » d’un tout indéfini est étrange sous la plus d’une personne rompue aux définitions juridiques. Comme si cette Constitution n’était qu’une provisoire étape, comme si l’Etat tunisien n’était qu’une précarité, ce qui est dangereux. Les deux « Oumma » islamique et arabe ne sont pas des catégories du droit constitutionnel, mais des catégories de référence idéologique, doctrinale et historique et ne peuvent servir d’aboutissement, dans le cadre d’une Constitution devant encadrer un pourvoir réel et actuel et à venir sans les assujettir à des variations d’explication.

Il en est de même de la fixation à l’Etat de réaliser les objectifs de la religion. Or, ces objectifs sont multiples, nombreux, illimités, interprétables à l’infini au-delà même du cadre de ce qu’un Etat est en mesure de faire ou d’encadrer. Cette mention nous fait entrer dans une autre catégorie de régime, semble être hors de propos dans un texte aussi pratique qu’une Constitution.

Sur la seconde chambre et l’unité du pays

De simples rappels géographiques et historiques suffiraient pour comprendre que le bicamérisme est inutile en Tunisie. Sur un plan géographique, l’exigüité du territoire et la proximité entre les composantes territoriales du pays oblitèrent la nécessité d’un régionalisme « sénatorial », la Tunisie n’est pas formée de disparités géographiques majeures. Une simple analyse géographique peut le montrer.

En outre, historiquement, les bicamérismes se sont imposés dans des pays où des provinces ont été englobées dans un espace étatique multirégional. Ceci n’a jamais été le cas de la Tunisie. Un pays très vite unifié et centralisé, certes. Créer et développer une administration locale peut s’entendre, ériger des régions en centres de pouvoirs est une simple fragmentation du pays, à un moment où les régionalismes deviennent un problème sécuritaire.

A supposer que cela puisse exister, quels sont les découpages régionaux praticables ? Avec cette idée, nous entrons dans une quasi-opposition entre les différentes régions du pays. A la fragmentation, le texte ajouterait la querelle des lieux, à un moment où la Tunisie a besoin de cohérence et de solidarité.

Sur les promesses et leurs réalisations 

Le texte proposé à la lecture des citoyens aspire à la distribution des fruits des richesses entre les citoyens. Là aussi c’est une porte ouverte à une « kamourisation » de toute l’économie. A supposer que cela puisse devenir légal, que va distribuer un pays pauvre et comment distribuer ? C’est ici qu’on touche de près la faiblesse d’un texte qui est issu d’abord des réflexions d’une ancienne campagne électorale, de slogans répétés pendant trois ans et qui du fait d’avoir été répété se retrouvent insérés dans un article de la future Constitution, qui peut devenir un droit opposable à l’Etat.

Sur le tribunal constitutionnel

De par sa composition, ce tribunal a exclu les professeurs de droit, pourtant rompus à la matière constitutionnelle. Il ne serait alors qu’une sorte de retraite dorée aux membres éminents des trois juridictions. C’est un fait unique dans le monde. Une telle exclusion et une telle composition serait une bizarrerie mondiale.

Ces points de faiblesse, pris séparément, et le texte dans sa globalité n’incitent pas à une adhésion à l’esprit de cette Constitution. Le texte est aussi décevant que celui de 2014, aussi dangereux, mais pas pour les mêmes raisons.

Surseoir au référendum du 25 juillet ne serait pas un aveu de faiblesse, mais une démonstration d’ouverture. Une relecture, une modification de certains points rendrait le texte plus acceptable. S’il devait être adopté en l’état, ce texte ouvrirait des perspectives dangereuses pour la Nation Tunisienne.

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*Le Contre-Amiral ® Kamel Akrout, ancien conseiller principal à la Sécurité nationale et fondateur du think tank IPASSS