Le prix de la tonne de phosphate vient d’augmenter à l’international, passant de 172,5 dollars en février à 178,7 dollars au mois de mars 2022. Une année auparavant, c’est-à-dire en février 2021, le prix de la tonne n’était que de 83 dollars.

Pour les analystes du secteur, cette tendance à la hausse devrait se poursuivre en raison de l’augmentation, d’ici 2024, de la consommation mondiale d’engrais phosphatés dont l’un des composants essentiels est le phosphate. En effet, d’après les projections de l’’Institut d’études géologiques des États-Unis (US Geological Survey), organisme gouvernemental américain qui se consacre aux sciences de la terre, cette consommation devrait augmenter de manière très sensible d’ici cette échéance. L’Asie et l’Amérique du Sud représenteront la majorité de cette croissance en demande de phosphate.

En tant que pays producteur et exportateur de phosphate, ce trend haussier du cours de ce produit minier à l’export devrait intéresser la Tunisie et la motiver pour relancer la production. En principe !

Est-il besoin de rappeler ici que la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG) produisait, avant 2010, 8 millions de tonnes et avait une stratégie pour produire 15 millions de tonnes à l’horizon 2015 avec 700 employés seulement. Elle n’en produit, aujourd’hui, que 3,8 millions de tonnes (chiffre de 2021) avec un effectif qui a triplé depuis 2011.

A l’origine de ce recul de la production, plusieurs blocages, dont les insurrections, répétées et non contrôlées depuis une dizaine d’années des populations du bassin minier, et la politique improductive des gouvernants du pays tendant à prioriser la paix sociale dans le bassin minier sur la rentabilité du secteur.

Mais la Tunisie est-elle préparée pour en profiter ?

Après la stabilisation relative du bassin minier, l’augmentation du cours du phosphate devrait donc constituer une précieuse opportunité pour booster la production-exportation et rattraper le temps perdu.

Malheureusement, les experts sont sceptiques quant à la capacité de la CPG de tirer profit de cette flambée des cours à l’international. De récentes révélations faites à un magazine de la place par Radhi Meddeb, ancien ingénieur à la CPG, sont fort intéressantes sur ce sujet. Certaines méritent qu’on s’y attarde.

Le 1er dysfonctionnement révélé par Radhi Meddeb concerne la logistique. Au regard des dommages occasionnés, depuis 2011, à son matériel, la CPG ne serait pas, selon ses dires, en mesure, par l’effet de la bureaucratie et de la complexité des procédures des marchés publics de disposer, dans les délais requis, de la totalité de son parc roulant, 800 engins sophistiqués nécessaires pour l’extraction et le transport de phosphate dans des conditions compétitives. Sur ce total, 400 seraient à l’arrêt.

L’expert pointe du doigt la bureaucratie et la complexité des marchés publics. Car pour remettre ces engins en état de fonctionnement, dit-il, il faut commander les pièces endommagées (cartes électroniques et autres) auprès d’un fournisseur spécialisé à l’étranger. Cette procédure peut durer à elle seule 18 à 24 mois parce que ça se fait à la demande.

Pour ce faire, il faut lancer un appel d’offres comme l’exige le Code des marchés publics. Le dépouillement des plis et l’hypothèse de déclarer cet appel infructueux va prendre également du temps.

Moralité de l’histoire : « dans les meilleurs des cas, outre le fait que cela coûterait la bagatelle de 100 MDT pour remettre en service les 400 engins à l’arrêt, ça prendrait deux ans et demi à trois ans. Autrement dit, le retour de la CPG à sa performance d’antan n’est pas pour demain », assure Meddeb.

Le 2ème handicap a trait à la logistique du transport du phosphate. Radhi Meddeb évoque la concurrence déloyale que livrent, en matière de transport du phosphate, les camions aux chemins de fer. Le prix de la tonne de phosphate transportée par camions est trois fois supérieur à celle acheminée par chemin de fer.

Pourtant, au temps du gouvernement Youssef Chahed, un conseil ministériel, tenu au début du mois de juin 2019 et consacré au secteur des phosphates, avait décidé de fixer à 2021 l’arrêt total du transport du phosphate par camion. Malheureusement, rien n’a changé depuis. Le lobby des propriétaires de camions s’est avéré plus fort que l’Etat.

Le 3ème dysfonctionnement concerne le maquillage des chiffres et les fake news de la CPG. Radhi Meddeb révèle à ce sujet qu’«on prétend avoir fait 4 millions de tonnes en 2021, mais ce qu’on ne dit pas c’est que, dans ces 4 millions de tonnes, il y a des quantités qui ont été produites depuis longtemps et qui sont stockées entre Redeif et Oum Larayes. On n’a fait que les charger dans les trains. En principe, ces quantités stockées ne doivent pas être assimilée à de la production réalisée en 2021.

Autre fausse information fournie par les autorités phosphatières : la remise en état de la voie ferroviaire, historiquement une voie métrique, et sa transformation en voie normale, soit son écartement à 1,44 m au lieu d’un mètre auparavant, serait du bluff.

Pour preuve : les engins qui doivent circuler là-dessus, commandés et reçus depuis des années, continuent à croupir, d’après l’expert, dans des dépôts au port de Sfax et ailleurs.

L’expert est allé plus loin en mettant en doute l’entrée en fonctionnement du gisement de phosphate de Meknassy dont la capacité annuelle est estimée à 600 mille tonnes. « On l’a ouverte, prétend-on ? », a-t-il dit.

Par-delà ces révélations qui disent long sur les non-dits sur la gouvernance d’une entreprise publique comme la CPG et du secteur du phosphate en général, nous estimons que le moment est venu pour responsabiliser les structures en charge et pour cibler l’essentiel, en l’occurrence améliorer la gouvernance du secteur minier et accroître sa production.

On ne le dira jamais assez : la plupart des problèmes qui se posent au secteur productif proviennent de la dégradation de la production et de la productivité. Tout le monde en est conscient mais le traitement, avec sérieux de ces problèmes, l’est moins.

Abou SARRA