Depuis le soulèvement du 14 janvier 2011, les instituts de sondage internationaux portent un intérêt particulier à la transition démocratique en Tunisie comme un cas d’école et une expertise dans le monde arabe. Ils lui consacrent, chaque année, une lecture particulière dans le but d’y déceler des évolutions et des blocages. Les centres d’intérêt de ces sondages diffèrent d’un cabinet à un autre.

Abou SARRA

Du point de vue qualité, les meilleures conclusions et révélations sont, pensons-nous, celles de l’enquête « World Value Survey (WVS) », organisation mondiale traitant de la sociologie des valeurs sociopolitiques. Cette enquête, réputée pour la globalité de ces sondages et le haut niveau de ses enquêteurs, traite de l’évolution des valeurs et des croyances autour du monde.

Pour le cas de la Tunisie, l’enquête de 2020, disponible sur le Net, fait état de révélations fort instructives sur l’électorat tunisien et sur ses tendances. Elle a été menée auprès d’un échantillon de 1 208 personnes. En voici les trois principales conclusions.

Un électorat émietté et polyarchique

La première conclusion concerne la répartition politique et idéologique des électeurs tunisiens. D’après cette enquête :

– 37% des sondés se déclarent “centristes“, c’est-à-dire des partisans d’un équilibre entre l’Etat social progressiste et l’Etat conservateur libéral ;

– 40% des interrogés se disent “électeurs de droite“ se réclamant d’une idéologie conservatrice et économiquement libérale (attachement à la liberté et à l’ordre…) ; sur ce total, 20 à 25% sont des conservateurs (religieux) ;

– 23% se manifestent comme des “électeurs de sensibilité de gauche“ (socialistes, communistes, socio-démocrates, anarchistes….) ; l’idéal auquel ils aspirent c’est la justice sociale, l’équité des chances, l’égalitarisme.

Cette répartition illustre la polyarchie du pouvoir en Tunisie, depuis 2011, et l’impossibilité pour un quelconque parti de gouverner tout seul.

Un électorat de mauvaise qualité

La deuxième révélation porte sur la construction-structure de l’électorat selon le genre. Le sondage de la WVS révèle en effet que cet électorat est dominé par les femmes (54%) contre 46% pour les hommes. L’enquête révèle également que l’écrasante majorité des électeurs tunisiens sont peu instruits : décrochés de l’enseignement, analphabètes, illettrés, de mentalité fataliste et religieuse.

Autre conclusion plus fine et nuancée de cette enquête : la plupart des électeurs sont unilingues (arabophones), peu ouverts à la modernité (ouverture sur le reste du monde, voyage, langues étrangères, mode…) et peu initiés au droit à la différence et aux valeurs de la tolérance requises pour le vivre en commun.

Quant à la troisième révélation, elle a trait aux incohérences et à la versatilité de l’électorat tunisien. A titre indicatif, les Tunisiens sondés (8 sur 10) se disent contre la recrudescence de la corruption qui gangrène le pays, mais quand il faut agir, seuls 12% déclarent avoir refusé ou dénoncé cette corruption.

Des incohérences indignes d’un pays moderne

Autre exemple et non des moindres, les sondés se disent, en théorie, pour l’égalité entre homme et femme, mais au sein des partis et des associations dans lesquelles ils militent, ils sont contre cette égalité, particulièrement en matière d’héritage.

L’enquête nous apprend, par ailleurs, que les électeurs tunisiens ont cette tendance à légitimer certains comportements illicites et condamnables. Il s’agit surtout de trouver normal de ne pas payer les impôts, de resquiller dans les transports publics, de s’approprier les biens d’autrui…

Enfin, l’enquête révèle que les électeurs tunisiens ne croient pas beaucoup à la concurrence et à la compétition qu’impose l’économie de marché. Ils ne croient pas non plus à la valeur travail, à la méritocratie, à la productivité. Ils préfèrent évoluer dans le cadre de l’Etat providence et du “Rizk bilik“.

Conséquence : l’électeur tunisien serait peu convaincu des valeurs de la démocratie lesquelles se fondent sur l’initiative d’entreprendre, d’investir, de produire de la valeur et de la qualité, d’innover…

Pour notre part, nous pensons que le peuple tunisien, connu pour être, en politique, principalement versatile et “caméléoniste“ lors des échéances électorales, n’a jamais été une carte sûre. Il peut à tout moment d’avis.

A méditer.