La proposition du président de la République, Kaïs Saïed, de créer des « charikat ahlia », c’est-à-dire des sociétés sociales à base communautaire, a suscité une vive polémique au sein des économistes classiques formalistes.

Gros plan sur un faux problème.

Par Abou SARRA

Cette initiative a effectivement surpris plus d’un observateur en ce sens où Kaïs Saïed s’est forgé la réputation d’avoir accédé à la magistrature suprême sans proposer un quelconque programme pour le développement économique de la Tunisie.

Abstraction faite de cette remarque, si on a bien compris, l’idée du chef de l’Etat, même s’il ne s’est pas étalé longuement sur le sujet, est de donner l’opportunité à des catégories sociales en âge d’activité mais exclues des circuits de production formelle de s’organiser en associations de petits producteurs, coopératives populaires, micro-entreprises à finalité sociale, groupes d’entraide communautaires ou entreprises à but social.

Qu’entend-on par sociétés sociales à base communautaire ?

Les personnes ciblées seraient des chômeurs, des diplômés sans emploi, des collecteurs de matériel recyclable (berbechas), de petits producteurs ruraux et urbains, d’artisans…

Ce type de construction d’espaces de participation et d’inclusion économique de groupes sociaux, présenté à travers le monde comme une alternative à l’exclusion et à la marginalisation, a été expérimentée avec succès dans un grand pays comme le Brésil et dans un tout petit pays comme le Sultanat d’Oman.

En Tunisie, on a déjà connu ce type d’organisation dans le cadre du collectivisme étatique autoritaire des années soixante, des programmes de la famille productive, des programmes de développement rural ordinaire et intégré des années 70 et 80, outre d’autres mécanismes visant à aider les familles démunies à se créer des sources de revenus pérennes.

Malheureusement, au regard du taux de chômage (plus de 18%) et du taux de pauvreté en Tunisie en termes de misère humaine (accès aux services publics, santé éducation, transport) soit plus de 20%, d’après l’INS, on se rend compte que tous ces programmes d’inclusion sociale n’ont été que des échecs.

Les raisons seraient, selon des études d’évaluation concordantes, l’inexistence de véritable volonté politique et l’absence de suivi, d’accompagnement et de communication. C’est pourquoi, d’après les observateurs de l’économie tunisienne, les « Charikat Ahlia » de Kaïs Saïed ont peu de chances de réussir d’autant plus que leur financement, en cette période de banqueroute, reste hypothétique.

Quid de l’inapplicabilité de la loi du 17 juin 2020 sur l’économie sociale et solidaire ?

C’est sous l’angle de la difficulté de mettre en œuvre de telles sociétés que l’initiative du chef de l’Etat est sévèrement critiquée.

Certains experts, comme le libéral Faouzi Abderrahmane, ancien ministre de l’Emploi et de la Formation professionnelle dans le gouvernement de Youssef Chahed, ont perçu dans cette initiative un projet populiste sans lendemain, d’autant plus qu’une loi portant sur la promotion de ce type de société a été promulguée le 17 juin 2020, sous le gouvernement d’Elyès Fakhfakh.

Lui répondant indirectement, le chef de l’Etat a estimé que cette loi est inapplicable dans la mesure où ses textes d’application ont tardé à voir le jour une année et demie après sa promulgation.

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Il faut reconnaître qu’au sujet de l’inapplicabilité de cette loi sur l’Economie sociale et solidaire, le chef de l’Etat a raison à plus d’un titre. Cette loi est inapplicable pour des raisons objectives.

L’économie sociale et solidaire doit être lucrative

Dans son ouvrage, «Les fausses pistes pour que le corona ne soit pas une simple parenthèse» dont nous avons rendu longuement compte ici à webmangercenter.com, l’économiste atypique Hédi Zaiem a formulé de nombreux griefs à l’encontre de cette loi.

Selon l’économiste, cette loi comporterait de nombreuses insuffisances et zones d’ombre qui seraient difficiles à surmonter lors de son application. Parmi ces insuffisances, Hédi Zaïem évoque la définition de l’ESS dans le texte, en tant que “modèle économique“ alors qu’elle est simplement un secteur, à part entière, qui doit concurrencer légalement les secteurs public et privé.

Mieux, de nos jours, l’économie sociale et solidaire, développée à tort dans la loi comme « un correctif social » et comme une “branche à but non lucratif“, doit être perçue, d’après l’économiste, comme « une économie sociale de marché » – bien une économie sociale de marché. C’est-à-dire une branche où la performance et la rentabilité sont exigées.

Il estime, à ce propos, que toute activité économique doit générer par essence de la rentabilité, et l’ESS conçue dans le sens, comme c’est le cas en Occident, une économie sociale de marché, est concernée par la réalisation de performances économiques.

Pour lui, le principe économique est simple. Toute activité économique, voire toute activité créatrice de richesses, pour être attractive pour toute personne qui veut louer sa force de travail ou placer son argent, doit susciter impérativement un intérêt lucratif, sinon elle n’a aucune chance de perdurer.

Apportant de l’eau au moulin de Kaïs Saïed, l’économiste est allé jusqu’à accuser les initiateurs de cette loi, en l’occurrence le gouvernement et la centrale syndicale, d’avoir miné cette loi.

Le gouvernement, réputé pour être du côté des patrons et monopoles, ne serait pas très enthousiaste pour cette loi qui ressusciterait les démons du collectivisme des années 60 et compromettrait les ententes des cartels et monopoles en matière de fixation de prix.

Quant à l’UGTT, elle estime que, les sociétés d’économie solidaire et sociale (SESS), en groupant des actionnaires et non des travailleurs ne favoriseraient pas ses intérêts. Et pour cause. Etant par essence antisyndicales, ces sociétés qui pourraient créer, selon les études du gouvernement, quelque 300 000 emplois et sources de revenus, ne permettraient pas à l’UGTT de gonfler ses troupes de syndiqués.

L’économie sociale et solidaire, une activité stratégique pour les Tunisiens ?

Moralité de l’histoire : le chef de l’Etat est dans son droit de dire que cette loi est inapplicable et que ceux qui l’ont initiée l’ont concoctée pour qu’elle soit justement (sciemment peut-être) inapplicable. L’argumentaire de l’économiste Hédi Zaiem est édifiant à ce sujet.

Néanmoins, le rejet de cette loi scélérate ne doit pas s’accompagner de l’abandon des sociétés d’économie sociale et solidaire. La Tunisie en a besoin pour contenir les dérapages des secteurs concurrents, le public prédateur et le privé agioteur.

Leur appellation importe peu, qu’elles soient dénommées «Charikat ahlia», sociétés sociales à base communautaires, sociétés d’économie sociale et solidaire, sociétés du tiers secteur, coopératives, fondations, associations, mutuelles… L’important est qu’elles parviennent à s’imposer comme un secteur compétitif, à produire au moindre coût, à vendre à des prix abordables et assurer des revenus pérennes à des centaines de milliers de familles bancables.