«Il y a deux manières de conquérir et d’asservir une nation, l’une est par les armes, l’autre est par la dette », disait John Adams, 2ème président des Etats-Unis (4 mars 1797 – 4 mars 1801).

Formulée il y a déjà trois siècles, par l’un des Pères fondateurs des Etats-Unis, cette citation est d’une grande actualité. Elle m’est revenue à l’esprit, suite à la courageuse décision prise, jeudi 28 octobre 2021, par le président de la République, Kaïs Saïed, d’auditer la dette tunisienne, et de tous les dons au cours des dernières années.

Abou SARRA

Présidant le Conseil des ministres, Kaïs Saïed «a mis l’accent sur l’impératif d’opérer un audit global et minutieux de tous les dons et prêts obtenus par la Tunisie au cours des dernières années ».

Qui a dit que le chef de l’Etat ne comprend pas l’économie ?         

Prenant de court ainsi ses opposants qui lui ont toujours reproché, avec une extrême indécence, de ne rien piger en économie et en finance, le chef de l’Etat vient de réussir un coup de maître, en dépoussiérant un des plus graves dossiers qui ont été à l’origine de la fragilisation de l’Etat tunisien, celui du surendettement du pays.

Dans son rapport de 2020, ” Statistiques sur la dette internationale ” (IDS), la Banque mondiale a estimé la dette extérieure de la Tunisie à 41,038 milliards de dollars (…), contre 22,6 milliards de dollars en 2010, soit pratiquement le double.

Officiellement, l’encours de la dette publique est estimé, d’ici fin 2021, à 112,339 milliards de dinars, soit 92,7% du PIB lequel devrait s’élever à 122,3 milliards de dinars. Empressons-nous de signaler ici que ces chiffres officiels ne reflètent, peut-être, la réalité. Ils seraient simplement maquillés, disent certains spécialistes, dans la mesure où ils excluent dans leur calcul la dette des entreprises publiques, les garanties de l’Etat, les emprunts obligataires… et d’autres mécanismes d’endettement. Si on tenait compte de tous ces paramètres, alors l’encours de l’endettement du pays dépasserait les 120% du PIB.

Il faut reconnaître que les bailleurs de fonds sont pour quelque chose dans ce surendettement en ce sens où ils ont été trop généreux avec les gouvernements qui se sont succédé à la tête du pays depuis 2011. A titre indicatif, en recourant à deux reprises en dix ans (un record) aux facilités du FMI pour pouvoir mobiliser les ressources nécessaires, la Tunisie a atteint le seuil de la non-soutenabilité de sa dette extérieure.

Au temps de Ben Ali on parlait déjà « d’économie d’endettement » 

C’est pourquoi, à la faveur de cet acte de rupture du 25 juillet 2021 et de la marge de manœuvre qu’il permet, le moment est plus que jamais venu pour auditer la dette tunisienne et d’en informer les Tunisiens. La principale question que se pose, aujourd’hui, tout Tunisien honnête est de savoir à quoi ont servi les dettes contractées et que nous remboursons chaque jour.

Toutefois, il faut reconnaître que la culture de l’endettement n’est pas propre à ces dix dernières années…

Dans son ouvrage «La force de l’obéissance : Economie politique de la répression en Tunisie», la chercheuse française Béatrice Hibou qualifiait déjà le système de Ben Ali de « pouvoir à crédit », d’« économie d’endettement » fondé sur un mécanisme de « créances douteuses » qui profitait en premier lieu à son entourage (ses proches) et aux notables du régime.

La seule différence c’est qu’au temps de Ben Ali, une bonne partie de l’endettement a été utilisée dans le financement de projets structurants (infrastructure, cimenteries, universités régionales…), tandis qu’une autre a été détournée à des fins suspectes. C’est ce qu’on appelle « la dette odieuse ».

Selon son concepteur, Alexandre Sack*, professeur de droit à Paris, on parle de ce type de dette lorsqu’un pouvoir despotique (Mexique, Cuba, Irak, Costa Rica…) la contracte non pas selon les besoins et les intérêts de l’Etat mais pour fortifier son régime despotique. Par contre, avec l’Islam politique l’endettement qui a doublé a servi exclusivement des intérêts d’Ennahdha.

Concrètement, il a été utilisé pour financer la consommation (crédits personnels, prêts pour voiture, leasing et autres…) et le payement de salaires de l’effectif pléthorique –dont des amnistiés- après le soulèvement du 14 janvier 2011.

Ce choix de leviers de croissance non productifs (consommation…) n’est pas fortuit. Il avait des visées électoralistes pour le parti Ennahdha et autres partis complices (Nidaa Tounès…). Il servait, lors des élections générales, à appâter les électeurs et à acheter leurs consciences.

L’idéal serait de créer une agence de Trésor tunisienne

Cela pour dire que l’audit de la dette publique demandée par le chef de l’Etat est recommandée pour connaître toute la vérité sur l’utilisation dont on en a fait jusque-là.

Selon notre connaissance du dossier, une attention particulière devrait être accordée, lors de cette enquête, au mauvais usage notamment des dons et des soldes des crédits non utilisés. C’est là où les abus auraient été flagrants et énormes.

In fine, l’idéal serait de voir « cet audit présidentiel » aboutir dans des délais raisonnables, à une réforme approfondie de la gestion de la dette avec en prime la création d’une structure centralisée autonome spécialisée dans la gestion de la dette, à l’instar de l’Agence France Trésor. L’ultime objectif étant d’optimiser l’emploi, en toute transparence et efficience, des ressources d’emprunt.

Il s’agit aussi de mettre fin à la dispersion des responsabilités en charge de la dette : départements des Finances, Banque centrale, Affaires étrangères, Economie et Coopération internationale…).

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* Alexander Nahum Sack est un juriste conservateur russe qui a enseigné le droit pendant la période tsariste à Saint-Pétersbourg puis à Paris où il s’est exilé dans les années 1920 avant d’émigrer aux États-Unis.

Théoricien de la doctrine de la dette odieuse, il écrivait en en 1927: « Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas selon les besoins et les intérêts de l’État, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, cette dette est odieuse pour la population de l’État entier. Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation : c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée ; par conséquent, elle tombe avec la chute de ce pouvoir ».