L’adoption le 4 janvier 2014, par l’Assemblée nationale constituante, de l’article 6 de la Constitution qui garantit la liberté de conscience était, au regard du rapport des forces en place, à l’époque, une grande victoire des progressistes minoritaires face au parti islamiste Ennahdha (majoritaire) qui voulait instaurer un “Etat théocratique“ en Tunisie.

Abou SARRA

Tout le monde se rappelle des débats houleux sur ce sujet entre progressistes et religieux avec comme point d’orgue les empoignades verbales qui ont eu lieu, à cette époque, entre le constituant du Front populaire, Mongi Rahoui, et celui d’Ennahdha, Habib Ellouze, avant de parvenir à ce compromis heureux.

L’article 6, une première victoire sur l’islam politique

Cet article stipule : « L’État protège la religion, garantit la liberté de croyance, de conscience et de l’exercice des cultes, assure la neutralité des mosquées et des lieux de culte de l’exploitation partisane. L’État s’engage à diffuser les valeurs de modération et de tolérance et à protéger le sacré ».

L’article 6 de la Constitution tunisienne s’est inspiré l’article 2 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme dont la plupart des Constitutions modernes s’en sont inspirées. On y lit: « chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamées dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation ».

Dans l’ensemble, cet article a constitué une étape importante sur la voie de l’instauration de la laïcité en Tunisie dans la mesure où il rejette l’Islam comme source de droit (Chariaa).

Cependant, cet article 6, comme toute œuvre humaine, n’était pas parfait surtout quant il fait de l’Etat « le protecteur du sacré », une formulation vague qui a été critiquée par des ONG dont la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH). Cette dernière craignait l’interprétation qui pourrait être faite d’une notion qui n’a pas été définie. Ainsi, pour l’organisation, cet article pourrait « aboutir à des interprétations menaçant la citoyenneté, les libertés ».

Sept ans après l’adoption dudit article, les craintes des ONG se sont avérées justes ; l’Histoire leur a donné raison, même si aucune décision n’a été prise, jusqu’ici, à ce sujet.

Des 149 articles que compte la Constitution tunisienne de 2014, c’est l’article 6 qui a été choisi par l’actuel président de la République, Kaïs Saïed, pour justifier une éventuelle révision de cette Constitution. Cette loi des lois, qualifiée par ses concepteurs de l’époque “d’une des meilleures Constitutions du monde“ n’aurait été, d’après lui, qu’un ensemble de compromis entre les partis sur la base du principe “si tu me donnes cet article, je te donnerai tel autre article“.

A titre indicatif, le chef de l’Etat cite l’article 6 et ironise sur l’impossibilité de son application. «Je ne comprends pas qui va l’appliquer. Même si toutes les cours constitutionnelles du monde se réunissaient, elles ne pourraient pas l’appliquer», a-t-il déclaré le 19 août 2021, lors d’une réunion avec le ministre des Affaires sociales, Mohamed Trabelsi, et la chargée du ministère des Finances, Sihem Boughdiri Nemsia.

La déclaration de Saïed n’a pas été du goût de tout le monde

Réagissant à cette déclaration, des ONG et universitaires se sont interrogés sur les objectifs recherchés à travers cette déclaration surtout à un moment où, fort du coup de force constitutionnel accompli le 25 juillet 2021 en activant l’article 80 de la Constitution, Kaïs Saïed concentre tous les pouvoirs en l’absence d’une Cour constitutionnelle en théorie « garante essentielle des droits humains ».

Pour mémoire, cette cour n’a jamais été créée malgré un délai constitutionnel fixé à cet effet. Pendant des années, le Parlement a échoué à se mettre d’accord sur les juges qui peuvent siéger à la cour.

Selon Human Rights Watch, « la concentration de pouvoirs susceptible d’être utilisée pour limiter les droits fondamentaux devrait toujours alerter ».

L’Observatoire pour la défense de la civilité de l’Etat s’interroge, dans un article signé par son président, Mounir Charfi, sur le timing de cette focalisation sur l’article 6 de la Constitution de 2014 et sur les intentions du président Kaïs Saïed : « s’agit-il, note Charfi, de réviser cet article en vue de l’amélioration de son applicabilité, ou s’agit-il par contre de réduire les libertés qu’il institue ».

Pour sa part, dans une article publié sur un site de la place, Rabaâ Ben Achour, enseignante universitaire et écrivaine, estime « que le président de la République veuille corriger les apories de la Constitution de 2014, et modifier les articles qui mettent en place l’organisation des pouvoirs, cela se comprend et est même nécessaire, mais dénigrer les efforts conjugués des députés démocrates et de la société civile quant à la préservation des libertés lors de l’élaboration de ce texte est inacceptable ».

Tout cela pour dire que cette focalisation du chef de l’Etat sur l’article 6, perçu unanimement comme une des premières victoires remportées par les progressistes sur l’Islam politique est vue d’un mauvais œil par les défenseurs des libertés.