Des lois difficiles à appliquer  : Un problème de légistique selon des experts

Le phénomène est criant depuis le soulèvement du 14 janvier 2011. Officiels, hommes politiques, policiers et magistrats ont du mal à appliquer les lois adoptées depuis cette date, y compris la loi des lois, en l’occurrence la Constitution de 2014.

Abou SARRA

Renseignements pris auprès de juristes chevronnés, le mal réside dans la légistique, c’est-à-dire, en droit, l’ensemble des méthodes et conventions de rédaction des textes normatifs (lois, décrets, etc.). En un mot, l’art d’écrire des lois. Ces dernières seraient rédigées de manière aporétique, ce qui rend difficile voire impossible leur application.

Selon ces mêmes juristes, cette tendance est érigée en véritable choix de gouvernance pour servir les intérêts non avoués de certains partis politiques, gouvernants et groupes de pression.

Quatre exemples de législations phares mal conçues et mal rédigées par des juristes au service de parties malintentionnées méritent qu’on s’y attarde.

La Constitution de 2014 vient en premier lieu. Cette loi des lois dans laquelle les Tunisiens avaient placé tous leurs espoirs pour vivre sereinement s’est avérée, au contact de la réalité, un texte miné.

Les juristes, qui l’ont confectionnée dont l’islamiste constitutionnaliste Habib Khedher, rapporteur général de la rédaction de la Constitution, avaient, semble-t-il, d’autres soucis que de garantir par cette loi des lois les droits fondamentaux des citoyens (égalité, légitimité par l’effet du suffrage, équité et justice…).

Pour l’Histoire, c’est Amine Mahfoudh (universitaire constitutionnaliste) qui a été l’un des premiers à avoir identifié dans cette loi des lois des facteurs de blocage. Des facteurs qui sont perceptibles, aujourd’hui, à travers l’imbroglio constitutionnel dans le quel se débattent le chef de l’Etat, Kaïs Saïed, le chef du gouvernement, Hichem Mechichi, et Rached Ghannouchi, président de l’Assembles des représentants du peuple (ARP).

La Constitution, à l’origine de la confusion

Pour Mahfoudh, le texte de la Constitution dilue le pouvoir de l’exécutif entre le gouvernement, la présidence de la République et le Parlement, et créé de ce fait un système instable, qui bloque la prise de décision. « Volonté d’éviter le retour à l’autoritarisme ? Crainte de chacun des partis dominants de laisser à l’autre une part trop grande du pouvoir ? Sans doute, ces deux raisons se sont combinées pour faire du dispositif actuel de gouvernance tunisien un système très difficilement gouvernable, qui n’est ni parlementaire ni présidentiel », dit-il.

Pour étayer ses dires, l’universitaire de donner quelques exemples. Il considère que la problématique demeure dans les désaccords profonds, derrière les formulations du texte constitutionnel. Il estime que “l’article 1“ non-amendable de la Constitution pose de sérieux problèmes. Ce même article stipule que « la Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime ».

En vertu de cet article, les islamistes pensent que la Tunisie est, selon la Constitution, un pays islamique et tous les Tunisiens, quelles que soient leurs croyances, doivent s’y conformer. Et c’est là où il y a problème. C’est l’une des principales failles de la Constitution de 2014 qui a été adoptée, rappelons-le, sur la base de compromis difficiles.

Ainsi, le texte de la Constitution, par l’effet de ces contradictions, entretient une confusion entre ce qui relève de la constatation (le peuple tunisien est musulman majoritairement) de ce qui relève du normatif  (quelles conséquences de la constatation précédente sur la nature de l’Etat ?).

Conséquence : la Constitution, qualifiée dans l’euphorie “d’une des meilleures Constitutions du monde“ par ses initiateurs de l’époque, serait tout simplement un texte à réformer dans les meilleurs délais. Il y va de l’intérêt de toutes les parties.

Des lois de finances de façade

La deuxième législation concerne l’ensemble des lois de finances adoptées depuis 2011. Constamment confrontés à des déficits budgétaires graves qui ne leur permettent pas d’honorer les engagements pris, les gouvernements qui se sont succédé à la tête du pays depuis 2011 ont souvent exploité l’inculture, l’incompétence et la corruption des députés pour les amener à adopter des lois de finances inapplicables.

Pour preuve, plus de 700 articles adoptés par l’ARP depuis 2011 n’ont jamais vu le jour sur le terrain.

Des PPP risqués pour les intérêts supérieurs du pays

La troisième législation difficilement applicable concerne le partenariat public privé (PPP). Adoptée, à la hâte, en 2015, sous la pression des bailleurs de fonds et fort recommandée pour le développement du pays, cette législation ne servirait pas les intérêts du pays.

Ce cadre juridique des PPP comporterait plus de risques que d’avantages pour les finances publiques.

Dans un rapport intitulé ” des projets qui ne décollent pas, défis à relever et leçons à tirer des partenariats publics-privés en Tunisie “ et réalisé par les chercheurs Jihen Chandoul et Cécilia Gondard, ladite législation ” présente de nombreuses failles et ouvre la voie à des PPP risqués ”.

En fait, note le rapport, ” à court terme, les PPP peuvent sembler moins coûteux que les investissements publics traditionnels, comme dans le cas de l’aéroport d’Enfidha-Monastir, mais avec le temps, ils peuvent se révéler plus onéreux, et compromettre la viabilité des finances publiques, réduisant ainsi l’espace budgétaire national et empêcher les futurs investissements pour le financement des politiques visant à réduire les inégalités, y compris les déséquilibres régionaux et les inégalités entre les femmes et les hommes “.

Le rapport recommande un ensemble d’actions concrètes. Il s’agit, entre autres, d’apporter les amendements nécessaires au cadre juridique tunisien afin de résoudre les problèmes ayant trait à la gouvernance des PPP (prévoir les normes les plus strictes en matière de transparence et de divulgation des documents et des informations liés aux marchés publics…), aux résultats de développement de ces projets (résoudre les problèmes d’accessibilité financière, éviter les impacts négatifs sur l’environnement…) et aux risques budgétaires (adopter une approche systématique de l’identification des coûts, qui impliquerait la création d’une base de données de projets existants avec leurs objectifs, les parties impliquées dans le contrat, les investissements réalisés…).

D’après le rapport,” le contrat devrait également spécifier les conditions dans lesquelles une renégociation peut être autorisée “. Il considère que ” le recours à l’arbitrage international public ou privé dans les clauses des contrats de PPP devrait être interdit “. ” Les contrats de PPP comportant des clauses d’arbitrage faisant appel à des tribunaux internationaux représentent une menace pour la capacité du gouvernement à réglementer dans l’intérêt public “.

Moralité de l’histoire : le rapport recommande la révision de la loi sur le PPP et son adaptation aux intérêts stratégiques bien compris du pays.

La quatrième législation concerne un texte récent : la loi sur l’économie sociale et solidaire (ESS) adoptée le 17 juin 2020 par le gouvernement d’Elyès Fakhfakh et dont les textes d’application ne sont toujours pas publiés.

Examinée de près par l’économiste Mohamed Hédi Zaiem, cette loi comporterait de nombreuses insuffisances et zones d’ombre qui seraient difficiles à surmonter lors de l’application.

Auteur de deux ouvrages, l’un français « Nomades : nouvelle macroéconomie pour le développement et l’économie sociale », et l’autre en arabe « Almasalek Ezzeifa » (les fausses pistes), l’économiste a formulé de nombreux griefs à l’encontre de cette loi  qui favoriserait, selon les officiels, la création de plus de 300 000 emplois.

L’économiste évoque la définition de l’ESS dans le texte, en tant que “modèle économique“ alors qu’elle est simplement un secteur à part entière qui doit concurrencer légalement les secteurs public et privé.

Mieux, de nos jours, l’économie sociale et solidaire, développée dans la loi comme un correctif social, doit être perçue comme une économie sociale de marché. Une branche où la performance et la rentabilité sont exigées.

Alors qu’il donnait, samedi 24 avril 2021, une conférence sur cette loi,  Hédi Zaiem a abordé, ensuite, l’orientation d’assigner à l’ESS une vocation de “branche à but non lucratif“. Il estime, à ce propos,  que toute activité économique doit générer par essence de la rentabilité et l’ESS – conçue dans le sens comme c’est le cas en Occident d’économie sociale de marché – est concernée par la réalisation de performances économiques.

Pour lui, le principe économique est simple. Toute activité économique, voire toute activité créatrice de richesses, pour être attractive pour toute personne qui veut louer sa force de travail ou placer son argent,  doit susciter impérativement un intérêt lucratif sinon elle n’a aucune chance de perdurer.

La communication de l’économiste a laissé entendre que les parties qui ont initié cette loi seraient celles-là mêmes qui ont miné cette loi. Le gouvernement, réputé pour être du côté des patrons, ne serait pas très enthousiaste pour cette loi qui ressusciterait les démons du collectivisme des années 60 ; l’UGTT qui, par le fait que les sociétés d’économie solidaire et sociale (SESS) sont par essence antisyndicales, ne favorisait pas le gonflement de ses troupes et les monopoles économiques qui voient dans les SESS une menace pour leurs ententes en matière de fixation de prix lesquels en l’absence de concurrence sont souvent trop élevés. Cas de secteurs comme le préscolaire, les cliniques, le transport privé des voyageurs…

Par-delà cet échantillon de textes difficilement, applicables en raison des apories et ambiguïtés qu’ils comportent, l’idéal serait de soumettre dorénavant les projets de loi avant leur soumission au Parlement et leur promulgation à des cabinets spécialisés maîtrisant parfaitement la légistique. Le principe étant de faire en sorte que les textes de loi soient précis, clairs et applicable.