Par l’effet de la sous-information et de la méconnaissance de certains dossiers délicats, la réaction épidermique de certains Tunisiens à “tout ce qui est français“ est devenue maladive. Cette réaction prend une dimension grave quand elle émane de leaders d’opinion, en l’occurrence des intellectuels et chroniqueurs connus de l’audiovisuel.

Abou SARRA

A l’origine de ce constat, une mauvaise interprétation d’un accord conclu, au terme du 3ème Haut Conseil de coopération franco-tunisien qui vient de se tenir à Tunis (2 et 3 juin 2021), coprésidé par Hichem Mechichi et Jean Castex, respectivement chef du gouvernement tunisien et Premier ministre français.

Cet accord prévoit « le déploiement d’une expertise technique française en vue de la création d’une agence de gestion de la dette et de la trésorerie de l’Etat ainsi que d’une agence des participations de l’Etat ».

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Des chroniqueurs ont perçu dans cet accord “une atteinte à la souveraineté de l’Etat tunisien et une immixtion“ scandaleuse dans la gestion des finances du pays. Un chroniqueur de la chaîne de télévision privée Attessaa y a vu même « un remake de la Commission financière internationale de 1869. Cette même commission qui s’était servie du déficit financier et du surendettement de la Tunisie à l’époque pour la mettre sous protectorat ».

Néanmoins, si on regarde de près cet accord, particulièrement son violet sur la gestion de la dette, de telles craintes ne sont aucunement justifiées. Et pour cause.

Le projet n’est pas nouveau. Il remonte à 2016. C’est Slim Chaker, alors ministre des Finances, qui en avait parlé le premier, après le soulèvement du 14 janvier 2011. A l’époque, il avait décidé de centraliser la gestion au sein de son département. Son projet était clair dès le départ : créer une agence spécialisée dans la gestion de la dette à l’instar de l’Agence France Trésor.

La mission de cette agence « Tunisie Trésor », qui devrait relever des attributions du ministère des Finances et consister alors, selon sa perception, à assurer la supervision des émissions du Trésor, la gestion de la dette publique et la maîtrise de la gestion des liquidités de l’Etat.

Officiellement, l’ultime objectif était d’optimiser l’emploi des ressources d’emprunt, à l’instar des expériences réussies dans d’autres pays.

Pour mener à terme son projet, l’ancien ministre des Finances avait sollicité, fin mars 2016, une assistance technique de la Banque mondiale en recevant une délégation de cette institution laquelle avait apporté une réponse positive à la quête du ministre.

En fait, Slim Chaker n’innovait pas non plus avec la création de « Tunisie Trésor ». Il n’avait fait que dépoussiérer un ancien projet qui remonte à 2009, période au cours de laquelle l’idée de créer une agence spécialisée dans la gestion de la dette avait commencé à faire son chemin.

Abstraction faite de ces éléments d’Histoire, il faut reconnaître qu’au regard de l’accroissement prévisible de l’endettement du pays, actuellement plus de 120% du PIB, la centralisation de la gestion de la dette est devenue d’une extrême urgence.

Les raisons d’une centralisation

Au-delà de cette centralisation, il s’agissait, selon l’ancien ministre des Finances, Slim Chakler, « de passer d’une gestion statique et artisanale à une gestion dynamique de la dette et d’identifier, par le biais d’un tableau de bord voire d’une feuille de route actualisée en temps réel, des opportunités d’emprunt à des conditions favorables pour la Tunisie ».

Cette décision avait été saluée par plus d’un observateur de la dette tunisienne. Effectivement, plusieurs experts estiment que la dette tunisienne est jusque-là mal gérée pour trois raisons majeures.

La première consiste en la dispersion des responsabilités en charge de la dette, à savoir le ministère des Finances, la Banque centrale de Tunisie (BCT), et le ministère des Affaires étrangères…

La deuxième a trait à l’absence de coordination entre les divers départements en charge de la dette du pays. Chacun a tendance à travailler en solo.

Le troisième motif pour lequel cette agence sera créée porte sur l’inexistence d’une stratégie de la dette et de ses composantes : taux de change, monnaies, taux d’intérêt, maturité, bailleurs de fonds…

Avec la nouvelle agence, le professionnalisme devrait prévaloir en ce sens où cette structure sera en mesure de calculer le risque de la dette, de choisir le moment de contracter toute dette, dans quelle monnaie (en euro, en dollar ou en yen japonais), auprès de quel bailleur de fonds, à quelle maturité et dans quelles conditions (court, moyen et long termes).

Pour une indépendance de la future « Tunisie Trésor »

La seule zone d’ombre de ce projet d’agence, nous semble-t-il, réside dans son tutorat, en l’occurrence le ministère des Finances, Pour deux raisons. Nous l’avons signalé à l’époque à travers les colonnes de webmanagercenter.com.

Premièrement, ce département (Finances) a eu à cogérer, depuis plus de 60 ans, ce dossier sans grand résultat alors qu’il était chargé, justement, de la coordination.

Deuxièmement, la mauvaise gestion et la corruption qui règnent au sein des directions générales sous la tutelle de ce département (corruption de la douane, laxisme de la direction de la fiscalité vis-à-vis des fraudeurs du fisc…) risquent de contaminer dès le commencement la nouvelle future agence et d’en faire une structure mort-née.

L’idéal serait donc soit de rattacher cette agence – qui traite d’un thème transversal tel que celui de la dette – directement à la présidence du gouvernement, soit de la doter d’un statut lui garantissant une plus grande autonomie par rapport aux départements ministériels.

Et pour éviter toute récidive à la mauvaise gestion de l’endettement public et tout retour « aux dettes odieuses » utilisées à des fins lobbyistes et claniques au temps de Ben Ali, il serait indispensable, comme le réclame l’opposition, de créer une commission parlementaire permanente d’audit de l’endettement public. Question de superviser, de pr(s, l’activité de cette agence stratégique.

Cela pour dire que la polémique suscitée par la sollicitation d’une expertise française pour mettre sur pied « Tunisie Trésor » est déplacée. Au contraire, si les Français nous aident à contenir les abus dont la gestion de cette dette a fait l’objet jusque-là, nous ne pouvons que les saluer.