Par Ing. Chokri Aslouj*

Lorsque l’ingénieure Olfa Hamdi fut dépêchée à la rescousse de la compagnie aérienne Tunisair qui battait de l’aile, il était évident qu’elle ne tarderait pas à entrer en collision frontale avec le syndicat tout puissant qui fait à volonté le beau et le mauvais temps sous nos cieux depuis l’avènement de la révolution tunisienne, si jamais elle se résoudrait à faire outre que ses prédécesseurs, c’est-à-dire du « business as usual » et si elle dédaignerait les droits acquis (même s’ils étaient mal-acquis) des vrais maîtres des lieux et entamerait des réformes en profondeur afin de sauver l’entreprise avariée et même meurtrie par des décennies de mauvaise gestion et de corruption.

Dans l’un de ses discours combattifs, qui resteront dans les annales, la jeune manager égérie, qui a reçu sa formation dans les plus prestigieuses universités et roulé sa bosse dans des entreprises de renommée internationale, s’est ouvertement indignée que le salaire d’un agent de nettoyage dépasse celui d’un ingénieur dans l’entreprise dont elle tenait désormais les rênes.

Ce message n’a pas manqué son destinataire, qui a monté le ton d’un cran et assiégé avec ses hordes déchainées la cellule de crise de son quartier général et a usé de harcèlement et même d’atteinte à son honneur de femme par les insinuations sournoises et dégradantes postées sur les réseaux sociaux par l’un des généraux de la centrale syndicale, dans le but de la déstabiliser et de mâter sa fougue suite à son passage en force et sa visite à la résidence de l’ambassadeur des Etats-Unis dans sa quête pour une solution capable d’assurer le sauvetage du carrier national.

Son limogeage par le ministre du Transport et de la Logistique pour, je cite, “non-respect des règles de conduite des hauts commis de l’Etat”, est venu juste à temps pour lui épargner des ignominies dégradantes supplémentaires comme celles et qui furent réservées à son prédécesseur, l’ingénieur Rabah Jrad, qui fut chassé de son poste pratiquement à coup de pieds lorsqu’il a essayé de mettre de l’ordre dans la baraque, au grand dam des caïds syndicaux, qui voulaient rester les seuls maîtres du jeux. Ce récit me ferait penser inéluctablement à la célèbre saga hollywoodienne : “La belle (intelligente) et la bête”.

Tunisair, une cogestion qui défie toute logique managériale

Lors d’une conférence intitulée : ” La stratégie pour Tunisair – les leçons appris” à l’intention d’étudiants d’une grande école américaine de hautes études commerciales (voir le lien ci-dessous), Olfa Hamdi expliquait que l’une des causes de son échec retentissant était le style de gouvernance de cette entreprise qu’elle qualifiait de cogestion entre le conseil d’administration et le syndicat de l’entreprise, ce qui défiait, de son point de vue, toute logique managériale, qu’elle aurait acquise lors de son parcours.

Elle martelait qu’elle aurait fait tout son possible pour garder son sang froid, son ouverture d’esprit et sa flexibilité intellectuelle afin d’appliquer tout ce qu’elle a appris dans l’art de gérer les crises et les conflits, mais devant l’absurdité de la situation qui défiait tout son bon sens, elle a dû en fin de compte se résigner à jeter l’éponge et à entrer en conflit ouvert et déclaré avec l’héritier du grand Hached en personne, après avoir essayé vainement de l’amadouer avec son charme et ses messages intentionnés.

Cette histoire, qui fut largement médiatisée, est à maints égards édifiante et typique de ce que les ingénieurs doivent endurer dans leurs parcours de combattants à huis-clos et loin des regards, car il faudrait se rendre à l’évidence que tout le pays est de fait cogéré/cogouverné depuis 2011 par des gouvernements faibles et un syndicat tout puissant.

Il est grand temps de lever le tabou

Sans vouloir passer pour un frondeur et pour couper court à toute mauvaise interprétation ou à l’instrumentalisation faussaire des thèses que je vais exposer, je tiens à dire que pour sauver notre chère patrie et pour sauver le vrai héritage du martyr Farhat Hached, il est grand temps de lever le tabou qui impose, depuis belle lurette, une censure voire une autocensure à tous les niveaux sur la question syndicale dans la Tunisie démocratique post-révolution, et d’engager ouvertement et sereinement un dialogue national de réformes tous azimuts sur les sujets y afférents.

Même si l’UGTT comprend dans ses rangs des cadres, son caractère prépondérant reste ouvrier (ce n’est guère une insulte mais plutôt un état de fait), il faut juste voir le background des membres de son état-major, qui seuls arrivent à occuper ces postes de prestige et de pouvoir, tant convoités pour s’en enquérir de cette thèse.

Des analphabètes élevés au rang de cadres !

Les équilibres internes obligent, et vu que les élections se gagnent par le nombre et non par la qualité des votants, les syndicats favorisent dans les négociations salariales systématiquement les syndiqués travaillant avec les bras aux dépens de ceux qui travaillent avec l’esprit et les ouvriers aux dépens des cadres. Il relève de la normalité que les salaires des subordonnés de l’ingénieur tunisien sont supérieurs à la sienne. Le cas évoqué par Olfa Hamdi de l’“agent de nettoyage“ (avec tous nos respects pour tous les Tunisiens qui gagnent honnêtement leur vie), qui touche à Tunisair plus qu’un ingénieur, relève de la règle plutôt que de l’exception dans tout le secteur public.

Sous l’emprise des syndicats, l’administration dans le secteur public décerne le titre d’ingénieur (dit de boîte) à des agents qui non jamais occupé les bancs des institutions universitaires d’élite que sont les écoles d’ingénieurs. Pire encore, dans des entreprises publiques, les syndicats arrivent même à imposer que des analphabètes soient élevés au rang de cadres !

Aujourd’hui, la rémunération dans le secteur public est un vrai charabia et ne reflète guère le niveau d’instruction et de compétences nécessaires pour accomplir un travail bien déterminé, mais plutôt c’est l’utilité des individus pour les syndicats qui prime. Le système actuel des négociations sociales a généré une pyramide défigurée renversée sur la tête.

A trois reprises au minimum, la centrale syndicale a torpillé délibérément les accords passés entre le gouvernement et l’OIT pour accorder aux ingénieurs du secteur public, à l’instar de leurs collègues médecins et universitaires et même ingénieurs de la fonction publique, les primes spécifiques qui ont été décidées dans le cadre du conseil de sécurité national du temps de feu Béji Caïd Essebsi pour endiguer le fléau de l’exode massive des compétences tunisiennes.

Pourquoi l’UGTT s’acharne-t-elle sur l’ingénieur tunisien ?

– Des considérations de dimension historique conditionnent aussi la position défavorable des syndicats à l’encontre des intérêts des ingénieurs. L’occupant ou protecteur (selon les interprétations divergentes de notre histoire) ne permettait pas de former des ingénieurs tunisiens conformément à sa doctrine qui stipulait que : « les indigènes ne doivent pas encadrer les indigènes » surtout dans les activités productives dans les usines de production, les mines et les chantiers de construction, c’est-à-dire dans toutes les activités qui ont trait à la spoliation économique de notre pays, qui fut l’objectif principal de l’occupation. Il est ahurissant que soixante-cinq années d’indépendance n’ont pas suffit à irradier du subconscient collectif syndical que l’ingénieur est devenu tunisien et qu’il n’est plus le bras de l’autorité coloniale qui opprime le travailleur tunisien et qu’ils n’ont plus à le combattre pour défendre les droits des Tunisiens chargés des basses besognes.

– Le caractère fortement ouvrier du syndicat, comme déjà évoqué, serait un facteur déterminant à l’origine des positions jugées en défaveur des élites en général et des ingénieurs en particulier dans une logique révolue de la lutte des classes.

– L’UGTT défend bec et ongle son monopole syndical, elle voit d’un mauvais œil tout mouvement syndical hors de son contrôle et le considère comme une menace existentielle même si les mouvements sont les résultats de ses propres manquements et errances. Le martyre de l’Union des enseignants universitaires et chercheurs tunisiens (IJABA) depuis 2018 en dit aussi des histoires.

– L’UGTT est le haut lieu de gauche tandis que l’OIT est classé à tort ou à raison plutôt de droite avec tous les partis pris politico-politiciens que cela peut engendrer comme on peut le constater à travers les tiraillements à couteaux tirés sur la scène politique.

Que faut-il faire pour sauver le bateau “Tunisie”…?

– Pour pouvoir bâtir la société du savoir et développer une économie performante digne du XXIème siècle, il faut nécessairement œuvrer sous nos cieux à ce que désormais l’esprit bien instruit prenne le dessus sur le poing bien musclé. La patrie doit être désormais guidée par ses meilleures têtes et non par ses énergumènes.

Ne pas proportionner les acquis matériels et moraux à la capacité de nuisance mais à la capacité de créer de la richesse

– Les acquis matériels et moraux ne doivent plus être proportionnels à la capacité de nuisance mais plutôt à la capacité de créer de la richesse et de la valeur ajoutée. Il relève de la bêtise, de l’absurde voire du crime que le partage de la richesse doit passer nécessairement par des grèves sans fins, qui ne sont autres choses que la destruction de celle-ci. Il faut se rendre à l’évidence que le Tsunami des quelque 40 000 grèves qui a envahi notre pays depuis 2011 et les augmentations salariales sans équivalent en création de richesse qui s’en suivirent nous ont placés au bord de la banqueroute totale et, par conséquent, la perte de notre souveraineté.

– Les monopoles sont un mal absolu et conduisent inéluctablement à des dérives. À l’instar de la pluralité politique qui a été bien ancrée dans notre pays, il faudrait désormais œuvrer à consacrer une pluralité syndicale réelle et laisser la liberté aux Tunisiens de choisir l’organisation syndicale qui défend au mieux leurs droits professionnels.

– Un acquis mal acquis n’est pas un acquis à préserver. Il faut donc faire table rase et reprendre tout le système salarial. Les salaires doivent devenir non plus un fardeau financier pour l’État, comme c’est le cas actuellement, mais plutôt comme un instrument puissant pour les politiques de développement économique et social. Les salaires doivent refléter la valeur du travail pour générer de la richesse et de niveau d’instruction et de compétence qui lui sont nécessaires en préservant bien évidement un minimum garanti pour tout le monde, leur permettant de pouvoir vivre dignement.

– Adopter un modèle économique en ligne avec les principes de l’économie sociale du marché, qui permet à tout le monde de vivre dignement mais aussi aux élites et aux plus doués d’entre nous de pouvoir se distinguer pour les inciter ainsi à nous apporter le plus au lieu de se résigner à quitter le pays. Les entreprises publiques doivent désormais travailler comme tout opérateur économique dans une logique de création de richesses et non de génération de déficits sous prétexte de l’action sociale.

Enfin, je pense qu’il est grand temps que tous les esprits bien intentionnés se mettent en chœur pour mettre de l’ordre dans notre pays qui est devenu un monde chaotique bien à l’envers.

 

*Tunisair Strategy & Lessons Learned: Guest Lecture by Olfa Hamdi @ SKEMA Strategy Class

https://www.youtube.com/watch?v=WC_X3AMUNmc

*Président du Conseil des sciences de l’ingénieur, le think tank de l’Ordre des ingénieurs tunisiens (OIT).