L’événement diplomatique, ces deniers jours, a été la rencontre entre l’ambassadeur des Etats-Unis d’Amérique à Tunis, Donald Blome, et la présidente du Parti destourien libre (PDL), Abir Moussi, devenue après l’assassinat de Chokri Belaïd, le symbole de la lutte contre l’islam politique en Tunisie.

Abstraction faite du communiqué insipide publié à l’issue de cette rencontre, l’entretien aurait, a priori, été une simple mise au point au sujet de malentendus, surtout après les virulentes attaques formulées, à deux reprises, par Abir Moussi contre l’ingérence américaine dans les affaires intérieures de la Tunisie.

Elle l’a fait une première fois pour dénoncer l’appui logistique qu’apporte, aux députés d’Ennahdha et ses alliées, le National Democratic Institute (NDI), organisation américaine spécialisée dans le soutien aux institutions démocratiques dans le monde et dans le renforcement de la formation multidisciplinaire des députés conformément aux orientations ultralibérales américaines.

Et une deuxième fois quand elle avait reproché à l’ambassadeur américain d’avoir, dit-elle, «préféré rencontrer le cheikh des Frères musulmans (allusion à Rached Ghannouchi) qui a sollicité la protection et l’assistance de l’Amérique pour rester au pouvoir, et pour avoir envoyé son assistant rencontrer la présidente du Parti destourien libre (PDL)».

Certains observateurs dont plusieurs médias de la place ont perçu dans cette rencontre, non seulement une reconnaissance nette du département d’Etat de la montée du PDL qui caracole depuis des mois à la tête des sondages, mais également un exploit personnel pour Abir Moussi qui a osé défier, dans la correction, le diplomate américain et l’amener à demander à la voir en personne. Pour les Tunisiens qui aiment qu’on fouette leur égo, cette lecture de la rencontre semble avoir fait mouche, et ce au regard des contributions publiées, à ce sujet, sur les réseaux sociaux.

Pour d’autres, la décision du diplomate de la première puissance  mondiale d’aller rencontrer la présidente du PDL en dépit des menaces sécuritaires dont elle fait l’objet est un message de gratitude pour les anciens du PDL, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) de Ben Ali et le Parti socialiste destourien (PSD) de Bourguiba, qui, pour l’Histoire, avaient toujours coopéré, étroitement, avec l’administration américaine.

Le témoignage apporté, après les émeutes du 14 janvier 2021, lors d’un colloque sur les relations tuniso-américaines, par Hatem Ben Salem, ancien secrétaire d’État aux affaires européennes au temps de Ben Ali, en est une illustration. Ce dernier a révélé qu’« à la veille de réunions de la Ligue des États arabes, l’Union africaine, l’Union du Maghreb arabe (UMA), les sommets franco-africains…, Ben Ali demandait aux premiers responsables du ministère des Affaires étrangères de contacter l’ambassadeur des États-Unis à Tunis pour lui demander s’il avait un message à transmettre ou des attentes particulières des travaux de ces réunions ».

Toujours au rayon des réactions, les Tunisiens qui ont accueilli avec le plus d’enthousiasme cette rencontre sont essentiellement les femmes qui soutiennent Abir Moussi dans sa lutte contre les frères musulmans « Al –ikhwan ».

Pour ces simples citoyennes éprises de liberté, de démocratie et de paix,  cette rencontre est une inflexion historique de la diplomatie américaine en faveur de la laïcité et des valeurs républicaines. Entendre par-là un relatif abandon par les démocrates américains de l’“islam politique“ à la montée duquel ils avaient généreusement participée en 2011.

Par-delà ces lectures faites à la hâte et sous la pression de l’émotion, la rencontre Moussi-Blome aurait des motifs hautement géostratégiques.

Les géo-politologues voient autrement le message

C’est du moins ce qu’ont révélé, à divers médias, des géo-politologues spécialisés dans les relations Etats-Unis-Maghreb. Il s’agit, notamment, de  Hafed El-Ghwell – chercheur américano-libyen auprès de l’université Johns Hopkins (Baltimore, États-Unis) -, de l’Algérien Yahia Zoubir – directeur de recherche en géopolitique à la Kedge Business School (Marseille, France) – et de Sarah Yerkes – membre de la Fondation Carnegie pour la paix internationale spécialiste du Maghreb.

D’après leurs analyses, interpréter la rencontre Abir-Blome comme une inclinaison de la diplomatie américaine est trop exagérée. Il s’agit tout simplement d’un regain d’intérêt pour le Maghreb en général après le désintérêt total pour la région de la part du prédécesseur de Joe Biden, Donald Trump.

Pour l’Histoire, Trump ne s’est jamais rendu dans la région et n’a jamais mentionné le Maroc, l’Algérie, la Tunisie ou la Mauritanie dans un discours ou une interview. Seule la Libye a été évoquée dans l’une de ses déclarations sur la crise politique dans ce pays.

Pour ces analystes, les pays du Maghreb n’ont jamais été dans les priorités économiques et géostratégiques des Etats-Unis dont le souci réside, principalement, dans les moyens utiles (y compris les pays de la zone à utiliser pour contrecarrer la percée des Chinois et des Russes dans la région).

Simple changement de ton ?

S’agissant d’une possibilité de changement de la diplomatie américaine en Tunisie et au Maghreb en général, le chercheur algérien Yahia Zoubir considère qu’« il y aura certainement un changement de style, des évolutions de ton. Le discours de Biden sera forcément plus châtié, plus diplomatique avec le Maghreb. Mais même s’il met un peu de multilatéralisme dans sa politique étrangère, l’ancien vice-président d’Obama ne risque pas d’aller à l’encontre de la tradition américaine qui sacralise la défense des intérêts nationaux».

Sarah Yerkes abonde dans le même sens. Elle n’attend pas des changements spectaculaires sous le mandat de Biden. « Il y aura tout juste plus de nuances dans la gestion des dossiers régionaux par voie diplomatique et par le dialogue ».

Hafed El-Ghwell estime, pour sa part, que « le Maghreb est une belle opportunité pour l’équipe de Joe Biden de réaffirmer le leadership américain et de faire face sérieusement à la Russie et à la Chine. Au sein de cette région, il pourra y poursuivre le travail démarré par Barack Obama et mis en suspens par l’administration Trump ».

Le vrai motif de la rencontre Abir-Blome serait…

Concernant la Tunisie et un éventuel changement de la diplomatie des démocrates en défaveur des islamistes, il indique que Joe Biden, qui a visité en 2015 la Tunisie en tant que vice-président, « est convaincu que  la révolution de 2011 ne s’est pas soldée par un échec ». Pour preuve, il cite la disposition de la Tunisie, après 2011, « d’une des Constitutions les plus progressistes du monde ». Le chercheur fait remarquer, en même temps, que Biden « sait qu’il y a encore à faire en matière de consolidation démocratique en Tunisie ».

« C’est d’ailleurs pour cela, a-t-il révélé, que son équipe est en pleine préparation d’une conférence portant sur la démocratie en Tunisie ».

C’est peut-être là le motif principal de la rencontre Abir-Blome d’autant plus que trois jours avant cette rencontre (5 mai 2021), le diplomate américain avait rompu le jeûne, pendant de longues heures (19 heures-22 heures) avec le gourou Ghannouchi, chef du parti Ennahdha,  2ème parti dans les sondages. L’entretien aurait porté sur les préparatifs de cette conférence sur la démocratie en Tunisie.

L’information fuitée sur la rencontre Ghannouchi-Blome a été publiée sans être démentie, sur les réseaux sociaux par l’avocat et activiste politique, Imed Ben Halima.

Moralité de l’histoire : les Américains sont en train de concocter une nouvelle stratégie pour la Tunisie. Par le canal de leur ambassadeur à Tunis, ils sont parvenus à collecter, en plus de leurs propres informations sur le pays, les propositions des deux premiers partis dans les sondages (PDL+ Ennahdha) et à enclencher, indirectement, un dialogue entre les deux ennemis jurés.

C’est ce qu’on appelle le pragmatisme américain. Au même moment, les politiques tunisiens sont toujours à la recherche d’une formule miracle pour engager ce dialogue.