Elle s’appelle Habiba Jbelia, elle aurait été le premier martyr de la “Bataille d’évacuation de Bizerte“, frappée en plein cœur par la balle de l’épouse d’un officier français armée et en poste, pour prétendument se défendre contre les assauts d’un peuple désarmé qui voulait libérer la dernière parcelle de sa terre occupée par la France.

Habiba Jbelia était jeune épouse et enceinte. Elle avait tenu tête à sa belle-mère qui l’avait sommée de ne pas participer à la manifestation pour la libération de Bizerte et de ne pas sortir sans le « sefsari » d’usage et l’a menacée de divorce. Elle a ignoré ses menaces et aux premières lignes avec d’autres bizertines, elle a affronté les balles des autres femmes. Celles de l’autre camp qui se dissimulaient dans leur appartement et tiraient des balles à l’aveugle sur les manifestantes.

Le mari de Habiba Jbelia n’a pas pu vu naître son bébé et n’a pas profité de l’amour de sa si jeune épouse et ni sa famille et ni les familles des milliers des autres martyrs de la bataille de Bizerte n’ont demandé des dédommagements pour avoir offert leurs vies à la Tunisie et couvert de leur sang sa terre.

La patrie le valait bien !

C’est l’histoire de Habiba Jbelia et d’autres que Taoufik Ben Ayed, colonel major de l’armée tunisienne à la retraite, raconte dans son ouvrage nouvellement paru et baptisé «Le sacrifice » à propos de la bataille de Bizerte.

Un devoir de mémoire

Nombreux sont les récits et ouvrages qui ont parlé des péripéties de cette bataille emblématique dans l’histoire de l’occupation française de la Tunisie. Ils ont tout comme les journaux français de l’époque servi de sources d’informations précieuses à l’auteur qui a procédé à des investigations approfondies en interviewant, entre autres, les vétérans.

« Je pense que c’est, avant tout, un devoir de mémoire à l’égard de ces hommes qui ont fait preuve de courage, de bravoure, de dignité et d’humilité sans rien demander en contrepartie », explique l’auteur.

« Parce que l’histoire d’une Nation ne peut pas appartenir à la seule connaissance mémorielle d’un petit nombre s’amenuisant d’année en année. Parce qu’il faut que nos enfants épousent cette qualité de citoyen, forgée par des générations de lutte donnant à ce mot son sens patriotique profond et sa pérennité, Taoufik Ayed avait, depuis longtemps, la volonté de jeter la lumière sur les évènements trop méconnus de la Bataille de Bizerte. Il lui aura fallu plus de quatre longues années d’obstination pour ouvrir des portes parfois huilées, souvent grippées, soulever la poussière du temps sur les dossiers d’archives et retrouver des témoins incontestables.

Témoigner de ces temps où le peuple, dans un grand élan patriotique fortement teinté de romantisme, n’hésita pas, sous l’étendard de la “LIBERTÉ” à jeter sa vie dans la fournaise d’un jeu d’échec mortel car truqué, lui fait devoir de ne jamais trahir leur histoire qui est aussi celle de la Tunisie » préface Rosalie C.

L’enquête menée par Taoufik Ayed, comme il l’explique lui-même, n’a pas été vaine.  On y révèle que les Tunisiens, soldats en tête mus par un grand esprit de sacrifices et nonobstant l’absence des équipements militaires et les moyens très modestes à leur disposition avaient résisté aux parachutistes français armés jusqu’aux dents et appuyés par de l’artillerie lourde, des chars, des avions chasseurs bombardiers en plus d’une flotte composée d’un porte-avions, d’un croiseur et de trois escorteurs stationnés au large de Bizerte.

Bataille de Bizerte : le face à face Bourguiba/De Gaulle

Taoufik Ayed explique aussi les soubassements politiques et géopolitiques de la bataille de Bizerte qui a mis face à face deux présidents aussi charismatiques et patriotes l’un que l’autre et qui voulaient récupérer une popularité menacée et un positionnement politique fragilisé.

Bourguiba, progressiste et moderniste s’était démarqué du monde arabo-musulman par les réformes sociales et religieuses entreprises dès son investiture et jugées contraires à la charia par ses opposants dont Salah Ben Youssef.  Sa désapprobation publique des politiques prosoviétiques de l’Égypte et de l’Algérie avait fait de ces deux pays jadis alliés ses pires ennemis et des proches de ses opposants.

L’auteur rappelle que le chef de l’Etat tunisien avait déclaré, le 22 mars 1956, dans le quotidien “The Times” que «…Si la Tunisie avait à choisir entre l’OTAN et la Ligue arabe, dans le cas où cela dépendait de moi, elle choisirait l’OTAN ». Cette politique lui a valu un isolement presque total sur la scène internationale et des remous dans les rangs de sa propre société.

En perte d’image et d’autorité à l’intérieur du pays comme à l’étranger, développe Taoufik Ayed, il devait jouer la carte de la récupération du reste du territoire encore sous domination française pour rassembler la totalité du peuple tunisien autour de lui, couper l’herbe sous les pieds de ses opposants et reconquérir une place de choix au sein des pays arabes, musulmans et non alignés.

Bourguiba ne voulait pas d’une grande bataille avec des milliers de martyrs à Bizerte, mal renseigné, il avait sous-estimé les forces françaises et la capacité de riposte de De Gaulle. Il estimait que ses manœuvres pour libérer Sakiet Sidi Youssef soldée par le départ des troupes françaises de la majeure partie du territoire tunisien avec l’adhésion de tous, pouvaient fonctionner à Bizerte et sans effusions de sang. Lui qui ne pouvait laisser Bizerte et l’extrême sud aux français, « situation qu’il ne pouvait tolérer, comme déclaré dans une interview au quotidien “The Times” le 22 mars 1956, avait dû changer de tactique face à la réticence de la France qui invoquait des prétextes fallacieux pour conserver la main mise sur Bizerte et en prime sa position géostratégique pour protéger le monde libre contre toute agression venant de l’Est.

La patrie n’a pas de prix !

Le 19 juillet 1961, le blocus de Bizerte étant achevé, Bourguiba avait commencé la préparation de l’évacuation définitive des bases françaises de Tunisie en recourant à la pression populaire.

En 1961, la puissance et la détermination des Tunisiens étaient centralisées sur Bizerte-ville. Militaires, paramilitaires et volontaires ont été amassés massivement dans une zone ne dépassant pas les limites de la Base. Les français de peur de voir leur base envahie par ces foules immenses avaient opté pour l’escalade et avaient fait appel à des renforts.

« De Gaulle, grand routier en politique, saisit l’opportunité de la crise de Bizerte et l’effervescence populaire pour offrir à ses généraux une occasion d’affirmer la valeur de l’armée française et redorer du même coup son blason en tentant d’écraser Bizerte sous la botte des parachutistes avec la cécité complice de l’opinion internationale…

Suite à des rapports surestimant à dessein les forces tunisiennes, la France largua ses parachutistes venant de l’Algérie sur la base de Sidi Ahmed. La Tunisie interdit l’espace aérien à partir de 14h. Les forces tunisiennes firent feu en premier prenant pour cible un hélicoptère de liaison du type « sikorsky ».

Alors que les autorités tunisiennes de l’époque avaient annoncé près de 700 martyrs et de 1600 blessés, l’historien tunisien Mohamed Lazhar Gharbi a estimé que le chiffre le plus vraisemblable est de 4 000 morts.

« A la bataille de Bizerte j’avais à peine onze ans, mon grand-père suivait tous les évènements à la radio, j’étais avec lui attentif aux moindres détails. J’ai fait l’armée nationale et j’ai travaillé à Bizerte, ma ville ou chaque cm, chaque mètre de ses avenues que je sillonne tout le temps, me rappelle le sang d’un martyr qui y a coulé. Bizerte en voilée du sang des martyrs de la bataille de l’évacuation et des sacrifices de leurs familles »

Taoufik Ayed a procédé à des investigations approfondies pour que plus que le récit d’un historien, ce soit l’homme qui raconte l’histoire d’une bataille que l’on ne croyait pas aussi sanguinaire. « L’idée de relater la bataille de Bizerte m’est venue lorsque j’ai vu que ceux qui pensent s’être sacrifiés pour le pays en s’opposant au régime politique ont exigé des dédommagements en échange de leurs postures. Les familles des milliers de martyrs dans la bataille de l’évacuation n’ont rien demandé parce qu’elles ont grandi dans l’idée que donner sa vie pour défendre sa patrie est un devoir et que le sang de leurs enfants n’a pas de prix sauf la reconnaissance de cette patrie ».

Tant mieux. Car cet ouvrage nous permet de découvrir les autres facettes d’une bataille qui a fait couler beaucoup d’encre. Il nous explique les enjeux géopolitiques et géostratégiques de Bizerte et la dimension militaire de la confrontation entre Tunisiens et Français.

Un ouvrage, une œuvre à lire car elle permet de replacer la bataille de Bizerte dans son contexte et de lever doutes et suspicions.

Bonne lecture

Amel Belhadj Ali