En matière d’énergies vertes, la Tunisie, dont les importations énergétiques représentent le tiers de son déficit commercial, soit plus de 6 milliards de dinars par an, ne semble pas se démener assez pour réduire sa dépendance des énergies fossiles et de leurs importations en devises. Pourtant, au regard du potentiel dont elle dispose, elle peut devenir, à moyen terme, exportateur net d’électricité vers l’Europe pour peu qu’elle intensifie ses investissements dans les énergies renouvelables.

Abou Sarra

A l’origine de ce retard, l’absence d’une véritable volonté politique. Les analystes expliquent ce manque de détermination par plusieurs facteurs : l’instabilité gouvernementale qui prévaut dans le pays depuis 2011, les divergences entre ministres partisans des énergies fossiles et ceux partisans des énergies vertes, des réglementations difficiles à appliquer par les investisseurs étrangers et la résistance des syndicats à tout changement.

Concernant la réglementation qui régit la production d’électricité à partir des énergies renouvelables, elle est composée de plusieurs textes.

Un arsenal juridique dense mais inefficace

Il y a la loi du 11 mai 2015, texte principal qui définit le régime juridique relatif à la réalisation de projets de production d’électricité à partir d’énergies vertes. Ce texte légalise les initiatives de producteurs indépendants (collectivités locales, entreprises publiques, sociétés privées) et libéralise la production et l’exportation à travers trois régimes : l’autoconsommation, la production indépendante d’électricité pour répondre aux besoins de la consommation nationale et l’exportation.

Interviennent d’autres textes dont le décret du 24 août 2016 qui fixe les conditions et modalités de réalisation de projets et de vente à la STEG (Société tunisienne de l’électricité et du gaz), le décret du 26 juillet 2017 relatif au fonctionnement et à l’organisation du Fonds de transition énergétique.

A signaler également deux arrêtés. Celui du 9 février 2017, qui instaure le cahier des charges du raccordement au réseau de la STEG, le contrat pour l’autoproduction et la PPA (parité du pouvoir d’achat) pour le régime des autorisations. Puis l’arrêté du 30 août 2018 portant approbation de la révision du contrat-type de vente à la STEG de l’énergie électrique produite à partir des énergies renouvelables soumis à autorisation.

Une réglementation à l’épreuve des faits

L’ensemble de ces textes, à défaut d’harmonisation et de coordination entre les acteurs concernés (développeurs, transporteurs d’électricité, syndicats…), aurait, selon des experts, flouté l’exploitation et la gestion des énergies renouvelables.

A titre indicatif, le régime d’autorisations, qualifié par les experts d’«étape d’apprentissage», a été fortement critiqué par les investisseurs étrangers et les bailleurs de fonds qui les soutiennent (notamment la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, BERD). Ces derniers estiment que les contrats concoctés par la STEG défavorisent les développeurs. Ils proposent, par l’intermédiaire de la BERD, des amendements qui ont été acceptés et qui figureraient dans les arrêtés précités.

Autre exemple de lacunes contenues dans ces textes : tout récemment, la STEG a refusé le raccordement à son réseau d’une centrale solaire, à Tataouine, d’une capacité de production d’électricité de dix mégawatts. Cette ferme solaire, qui s’étale sur 20 hectares, est réalisée en partenariat entre l’Entreprise tunisienne d’activités pétrolières (ETAP) et ENI.

Ce refus avait provoqué un coup de gueule de Mongi Marzouk, alors ministre de l’Energie (dans le gouvernement Elyès Fakhfakh), qui y avait vu «un acte de sabotage perpétré par les syndicats qui bloquent le lancement de l’un des premiers grands projets d’exploitation des énergies renouvelables en Tunisie».

Interpellé sur cet incident par le quotidien La Presse de Tunisie, Slim Bouzidi, secrétaire général adjoint de la Fédération générale de l’électricité et du gaz (syndicat), a expliqué́ que « la STEG ne peut pas prendre en charge tous les coûts de transport sur son réseau d’énergie électrique produite à partir des énergies renouvelables sans réaliser un quelconque bénéfice ».

Entendre par-là que le transport de ce type d’énergie d’un lieu à un autre est tributaire du payement du coût du transport, et ce conformément à la loi du 11 mai 2015.

Cette loi stipule que le producteur d’électricité à partir des énergies renouvelables prend en charge toutes les dépenses relatives au raccordement de l’unité de production au réseau électrique national, ainsi que les frais de renforcement du réseau électrique national si cela est rendu nécessaire pour l’opération d’évacuation de l’énergie électrique qu’il produit. Elle stipule également que les projets de production d’électricité́ à partir des énergies renouvelables soient réalisés en vue de la vendre, en totalité́ et exclusivement, à l’organisme public qui s’engage à l’acheter, c’est-à-dire la STEG.

Pour résumer : le transport de l’électricité produite à partir des EnRs et l’exclusivité de la vente de l’électricité produite à la STEG posent de sérieux problèmes aux développeurs indépendants et privés d’électricité provenant d’énergies vertes.

Aux dernières nouvelles, développeurs indépendants, syndicats, STEG et administration (ministère de l’Energie) ont engagé des négociations pour trouver une solution à ce problème.

Abstraction faite de cet incident malheureux, il faut reconnaître que la Fédération générale de l’électricité́ et du gaz a été constamment contre la privatisation de l’exploitation et de la production d’EnRs par des privés. Elle perçoit dans la privatisation de ce créneau une diversion voire une étape pour la cession de la STEG à des privés.

Des ministres pour et d’autres contre les EnRs

Parmi les autres obstacles qui ont entravé le développement des énergies renouvelables en Tunisie figure la divergence entre ministres favorables aux énergies fossiles et ceux partisans du développement des énergies vertes.

Depuis 2011, six ministres ont eu à gérer le secteur de l’énergie, mais deux d’entre eux ont eu à se prononcer clairement, en public, sur le développement des EnRs en Tunisie.

Le premier est Mongi Marzouk qui a occupé ce poste, une première fois dans le gouvernement Habib Essid (12-01-2016 à 27-01-2017) et une seconde fois dans le gouvernement Elyès Fakhfakh.

Bien qu’on lui attribue des compétences internationalement reconnues en matière d’EnRs, Marzouk n’a jamais eu le temps matériel requis pour mener à terme une quelconque stratégie en la matière.

Pis, les rares fois où il a eu à développer ses convictions en la matière, il a commis des bourdes. C’est le cas des informations infondées sur le récent refus de la STEG de raccorder à son réseau de la ferme solaire de Tataouine. C’est aussi le cas quand il avait déclaré à une radio de la place que la “Tunisie n’a pas le même soleil et le même vent que le Maroc”, insinuant que la Tunisie ne pouvait pas développer avec la rentabilité requise de telles énergies.

Néanmoins, il faut reconnaître que Mongi Marzouk était entouré, durant ces deux courts mandats, par des PDG d’entreprises publiques (STEG, ETAP, STIR, SNDP, SITEP…) hostiles aux EnRs. Ces derniers ont toujours douté de ces énergies, mettant en exergue leurs talons d’Achille : l’intermittence et le coût élevé de leur stockage.

Le second ministre n’est autre que Khaled Gaddour (12-9-2017 au 31-8-2018). Considéré comme indépendant, ce haut cadre s’est distingué, l’espace d’une année, à la tête de son département dénommé alors ministère de l’Energie, des Mines et des Energies renouvelables, par sa foi franche dans les EnRS et par le développement d’une stratégie claire à ce sujet.

En vertu de cette stratégie, il devait réaliser, dans le cadre du partenariat public privé (PPP), un projet de production de 800 mégawatts d’électricité à partir des énergies renouvelables (solaire et éolienne), moyennant un investissement de 2,4 milliards de dinars. Cette enveloppe devait financer des fermes solaires et éoliennes dans les régions de Kairouan, Tozeur, Kébili, Tataouine et Sidi Bouzid.

L’autre nouveauté de taille défendue par ce ministre consiste en le lancement d’une étude de la possibilité de transférer aux énergies vertes la subvention accordée, annuellement, dans le cadre du budget de l’Etat, aux hydrocarbures.

Ce ministre vert n’a pu hélas terminer ce beau travail, car le chef du gouvernement de l’époque, Youssef Chahed, l’a démis, le 31 août 2018,   de ses fonctions tout autant que plusieurs hauts responsables du département. Plus grave, le ministère de l’Energie, des Mines et des Energies renouvelables a été supprimé et rattaché au ministère de l’Industrie.

Motif du limogeage : de fausses présomptions de corruption concernant un puits de pétrole au large de Monastir appelé « Halk El Menzel » qui serait exploité de manière illégale depuis 2009 par Tunisian Onshore & offshore Petroleum and Industrial Contractor (TOPIC). Seulement, une fois les différentes versions des protagonistes en question recoupées, il est apparu que la présidence du gouvernement a commis quelques approximations sur cette dernière affaire, ce qui avait décrédibilisé la position de Youssef Chahed dans sa prétendue lutte contre la corruption.

Le gisement a repris sa production tandis que la matière grise que représentait l’équipe de Khaled Gaddour a disparu. Quel gâchis !

Certains analystes, dont des experts de la centrale syndicale (UGTT), y ont vu un coup fomenté par le lobby des “fossilistes“.

In fine, face à tant d’obstacles dus en grande partie à l’absence d’une véritable volonté politique, à l’instabilité des lois et des gouvernements et aux coups fourrés des fossilistes, nous ne pouvons que constater que le créneau des EnRS peine à s’imposer, en Tunisie, comme un véritable enjeu.

La Tunisie, qui recèle pourtant d’un important potentiel en la matière, est toujours à la traîne dans ce domaine.