Cinquante-sept ans après, la Tunisie commémore, jeudi 15 octobre 2020, l’évacuation de la base navale de Bizerte par le dernier soldat français.

Abou Sarra

Pour mémoire, cette évacuation a été possible au terme d’une guerre asymétrique et féroce de quatre jours (du 19 au 22 juillet 1961) entre une puissance coloniale (France) et un petit pays (Tunisie) qui venait d’accéder à l’indépendance.

Cet affrontement, aux connotations à la fois militaire, diplomatique et géostratégique, a fait, selon des sources officielles, 650 martyrs et 1 655 blessés. D’autres sources parlent de chiffres différents. L’Université québécoise de Sherbrooke évoque 24 morts et une centaine de blessés du côté français, 1 300 morts du côté tunisien et un millier de blessés.

Selon un rapport du Croissant rouge tunisien, les trois jours d’hostilité auraient causé plus de 5 000 morts. Pour l’historien tunisien Mohamed Lazhar Gharbi, le chiffre le plus vraisemblable est de 4 000 morts.

La bataille de Bizerte a cimenté l’unité des tunisiens

Une chose est sûre : cette guerre a eu pour mérite de cimenter l’unité des Tunisiens, d’éperonner leur égo patriotique et de renforcer, pour la première fois dans l’histoire de la Tunisie, leur appartenance à un pays indépendant.

D’ailleurs depuis la qualité de l’homme tunisien n’a cessé de s’améliorer de manière significative à travers les réformes engagées avec audace et témérité aux fins, notamment, d’émanciper la femme tunisienne, de démocratiser l’enseignement et de généraliser les prestations de santé sur tout le territoire de pays.

Plus d’un demi-siècle après, au regard de la crise multiforme dans laquelle se débat aujourd’hui le pays et la déliquescence de l’Etat à travers la multiplication des actes d’insurrection et de désobéissance, nous sommes tentés de penser que le sacrifice suprême consenti par tant de Tunisiens, lors de “la bataille de Bizerte“ et avant cet affrontement et lors la guerre de libération nationale, aura été fait pour rien.

Trois facteurs ont entravé le progrès de la Tunisie

A l’origine de la dégradation avancée de l’Etat, trois facteurs historiques. Le premier concerne les dérapages structurels des deux présidents autoritaires qui ont gouverné le pays depuis l’accès de la Tunisie à l’indépendance en 1956 jusqu’au soulèvement du 14 janvier 2011.

L’attachement du leader Bourguiba, fondateur de la République tunisienne (30 ans), tout autant que son prédécesseur, Ben Ali (23 ans) à se maintenir au pouvoir par tous les moyens, a retardé l’évolution du pays de l’Etat national clientéliste vers l’Etat institutionnel démocratique.

Leur aversion génétique pour le partage des pouvoirs, voire pour la démocratie, et surtout leur nombrilisme, népotisme et régionalisme ont été pour beaucoup dans le cumul des blocages multiformes que les gouvernants actuels n’arrivent pas à surmonter.

L’économe de rente a verrouillé le pays

Le deuxième facteur réside dans l’émergence avec la complicité des dictatures précitées de pontes et de nomenklaturas dans le domaine des affaires avec comme corollaires la consécration sur le terrain d’une économie de rente et du clientélisme.

Il n’est pas inutile de rappeler que la dizaine de lobbys rentiers, créés de toute pièce par les anciennes dictatures, continuent jusqu’à ce jour, à la faveur de nouvelles alliances, à squatter d’importants pans de l’économie, à les verrouiller légalement et à dissuader la création de nouveaux emplois et de nouvelles entreprises.

L’Islam politique a achevé le travail

Le troisième facteur a été indéniablement l’accès au pouvoir en Tunisie, en 2011, de l’islam politique et dérivés, et ce grâce à la complicité des puissances occidentales.

Organiquement dépendante de la mouvance islamique internationale, Ennahdha, qui représente ce type d’islam, n’a jamais cru à la tunisianité des Tunisiens. Dix ans durant, ce parti a déstructuré le pays et conduit son économie à la faillite.

Les indices en sont : l’économie, faute d’investissements et de productivité, est en récession continue ; l’inflation est galopante et le pouvoir d’achat du Tunisien moyen ne cesse de baisser ; les dépenses de l’Etat se sont considérablement alourdies ; l’industrialisation a régressé, et le taux d’endettement est à son plus haut niveau, approchant la barre des 120% du PIB (si on ajoute à la dette publique celles des entreprises publiques et privées, les garanties de l’Etat…).

Pis, après le 23 octobre 2011, date à laquelle Ennahdha a accédé au pouvoir, sa stratégie a consisté à faire table rase des 55 ans d’indépendance, à ne pas célébrer les fêtes nationales, à ne pas reconnaître ses symboles (le drapeau, le régime républicain, la modernité).

Point d’orgue de cette répulsion pour la République laïque, le plaidoyer de Hamadi Jebali, alors Premier chef du gouvernement nahdhaoui, pour le 6ème califat et les attentats perpétrés par des salafistes-djihadistes contre des Tunisiens et des touristes innocents.

Moralité de l’Histoire : 57 ans après la bataille de Bizerte, nous nous trouvons, en matière de développement et de qualité de vie, presque à la case de départ. A l’origine, deux dictatures, une économie de rente et des cartels, et surtout un islam politique déstructurant lequel risque de mener le pays au chaos.

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Eléments d’histoire

La Bataille de Bizerte était avant tout une crise, à la fois diplomatique et militaire, qui avait opposé, durant l’été 1961, la France et la Tunisie.

A l’origine, la décision de l’armée française d’agrandir, au mois de mai de la même année, la piste d’atterrissage de l’aéroport militaire de Sidi Ahmed alors que les présidents Bourguiba et De Gaulle s’étaient entendus, le 27 février 1961, à Rambouillet en France, sur une évacuation pacifique de la base «dans un délai de l’ordre d’une année», d’autant plus que les Français venaient d’expérimenter avec succès leur maîtrise de l’arme dissuasive atomique, au Sahara algérien.

Du coup, Bizerte, jusque-là «un maillon de la chaîne des bases nécessaires à la défense française et à son dispositif atomique, n’avait plus une dimension géostratégique.

Bourguiba s’est vu trahi et a décidé de mettre la pression sur la France, sous-estimant toutefois la férocité et l’ampleur de la réaction d’une armée française conquérante et hautaine.

La suite, on la connaît : les tensions arrivèrent à leur paroxysme et tournèrent à un affrontement militaire de quatre jours (19-22 juillet 1961) sanctionné par un cessez-le-feu et l’engagement de négociations. Ces dernières ont abouti à l’évacuation définitive de la base le 15 octobre 1963.