Les grandes famines, les années de misère, les catastrophes naturelles, les épidémies, les révolutions … Ces facteurs, pour la plupart extrinsèques, ont de tout temps jalonné la vie des gens par les bouleversements qu’ils y opèrent, et l’histoire des peuples par la coupure, d’un point de vue sociologique, qu’ils induisent.

Ils fournissent aussi dans la mémoire collective une forme de datation, car j’ai toujours en tête le délicieux souvenir d’enfance d’entendre mon grand-père, un grand conteur, situer les histoires succulentes d’épisodes trépidants de sa vie, dans l’axe temporel par rapport à certains repères, se référant aux années du riz, des criquets pèlerins, de la gale, de la variole, des Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale … et plus récemment des inondations. 

Par Lotfi Farhane*

On pourrait dans quelques décennies dire, souvenez-vous, c’était en deux mille vingt, ensuite pour évoquer et situer dans le temps des souvenirs d’événements tels que les décès, les naissances, les liaisons fugaces et les amours furtives ou encore les épousailles et les séparations. On parlera de l’année du confinement, de la colère, de la revanche de la nature qui a repris ses droits sur l’Homme, l’année de “el corona”, l’année qui a changé notre regard sur le monde.

Cette pandémie a suscité un engouement populaire pour des branches médicales telles que l’épidémiologie, la virologie, la biologie, et aussi pour les sciences de la vie et de la terre. Certains se sont découverts une éphémère vocation d’experts en la matière, ne se gênant pas, croyant nous éclairer, de donner avec beaucoup d’assurance, leurs avis sur ces sujets scientifiques de pointe.

Rien d’étonnant, après 2011 … D’ailleurs, c’est dans le domaine de la reproduction humaine qu’on trouve un début d’explication à la posture et aux déclarations de beaucoup de dirigeants du monde et de nos responsables également : ce n’est guère le spermatozoïde le plus intelligent qui est sélectionné mais plutôt le plus rapide ! Et ce en totale contradiction avec la citation et morale ouvrant une célèbre fable de Jean de la Fontaine : “Rien ne sert de courir, il faut partir à point”. N’était-ce pas un aphorisme creux ?

Il appert que, pour la majorité de nos responsables politiques et ministres, la seule percée qu’on leur connaît, excusez du peu, est celle en l’état de spermatozoïde ! 

Vous imaginez, si cette loi s’inversait, quel monde de paix et d’harmonie on aurait ! Hélas, la nature est ainsi faite …

Des mousses à la barre…

Dans la catégorie bourdeur, le chef du gouvernement, ses ministres et sa troupe de conseillers concourent à qui peut décrocher la timbale. La dernière grosse boulette a été dénichée dans le décret gouvernemental relatif au déconfinement avec la discrimination d’une catégorie de femmes, rattrapée après avoir déclenché un beau tollé général et confusément justifiée par une inadvertance consistant en la non soumission pour impression de la dernière mouture du texte.

Il s’ensuivit un décret corrigendum … Légèreté et amateurisme, des mousses à la barre ! Nullement convaincu par leurs justifications tant confuses que faciles, et sans vouloir faire un subtil procès d’intention, je rappelle qu’il est notoire que, dans le paradigme des islamistes -et ils ne s’en cachent point-, la femme n’est jamais l’égale de l’homme mais seulement une complémentaire, sans aucune autre précision. En réalité, ils la préfigurent comme un bassin de jouissance, une matrice porteuse et un sein nourricier.

J’observe que nos responsables s’évertuent à placer dans leurs exposés en arabe des mots ou des phrases en français sans aucune portée ni apport de plus-value

Il est si grave et, ô combien triste de constater que le décret initial constitue le premier retournement, depuis Bourguiba, dans le chemin des acquis de la femme tunisienne ! Un ballon d’essai relevant d’une volonté tactique ? Seul l’avenir nous le dira …

À la décadence morale, à la corruption politique, à la crise sociale, au modèle sociétal rabougri … À cette descente aux enfers, s’ajoutent une misère et un désert linguistique.

J’observe que bon nombre de nos responsables s’évertuent à placer dans leurs exposés en arabe des mots ou des phrases en français sans aucune portée ni apport de plus-value. Une démarche inutile et excessivement saugrenue, motivée par la volonté de paraître chic.

Ces expressions, devenues difformes par une prononciation horrible, ne viennent certainement pas étayer un discours, étoffer un argumentaire, corroborer des idées ou pimenter une locution, mais seulement agresser nos tympans.

Le parti islamiste a une réaction épidermique à tout ce qui a trait à l’Hexagone

Je retiens surtout les prestations orales des ministres de la Santé, de l’Education, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, vu l’importance de leurs départements pour enfin poser deux questions naturelles : pourquoi n’a-t-on pas droit aux meilleurs? Pourquoi ne pas faire simple et parler notre bon vieux dialectique tunisien, richement coloré par nombre de composantes, fruits d’un certain brassage de langues et de cultures et savamment parfumé aux multiples saveurs régionales ? 

Je ne m’attarde pas sur celui de la Santé, un personnage infatué, car issu du parti islamiste dont la classe dirigeante réunit deux traits de caractère, ils sont goinfres de privilèges matériels et ont une réaction épidermique à tout ce qui a trait à l’Hexagone. Leur réputation d’être foncièrement contre les arts, les lettres, l’esthétisme et tout ce qui est raffinement n’est plus à faire. 

L’enseignement supérieur : un lot de consolation

Une société qui n’investit pas massivement dans la recherche scientifique est sans avenir, vouée à être reléguée au banc des spectateurs et des quémandeurs. L’épreuve du coronavirus ne viendra pas me contredire …

Paradoxalement, chez nous, le portefeuille de l’Enseignement supérieur est devenu un lot de consolation et n’attise pas les convoitises. Son ministre, sur lequel on ne peut que porter un regard condescendant car, en abandon total de la rhétorique et tout droit sorti de l’emmanchure de son prédécesseur qui s’est plus distingué par la roublardise et le mensonge effronté que par la vision futuriste de l’enseignement et de la recherche.

La finalité de l’enseignement supérieur ne devrait pas se limiter à la formation de diplômés maîtrisant des formalismes rigides 

L’université a besoin de se reformer, de reconsidérer ses filières et ses enseignements, d’innover pour être en phase avec les enjeux du monde de demain. Il est impensable qu’à l’heure où on parle d’intelligence artificielle, on continue à dupliquer les mêmes formations obsolètes et statiques que sont les licences fondamentales dans plusieurs institutions à travers le pays. Des voies de garage … 

La finalité de l’enseignement supérieur ne devrait pas se limiter à la formation de diplômés maîtrisant des formalismes rigides mais s’étendre, à travers le renforcement des humanités, vers une plus large perception de la civilisation permettant ainsi d’obtenir des citoyens ouverts, aptes à réfléchir et décider par eux-mêmes et surtout capables de déceler les discours ambigus et l’argutie fallacieuse.  

Écouter le ministre de l’Enseignement parler en français est une rude épreuve pour nos nerfs

Écouter le ministre de l’Enseignement parler en français est une rude épreuve pour nos nerfs, suffisamment fragilisés par tant de tensions extérieures. Son accent, un outrage à la phonologie, pourrait devenir un sujet de moquerie des professeurs et des élèves.

Un ministre se doit d’apprendre à tenir son rang par son verbe et sa prestance, afin d’imposer le respect.

Il est bien connu que la langue est un marqueur social, et ce n’est aucunement du racisme de classe que de dire qu’il n’est pas à la bonne place. Ce n’est pas sans craintes qu’on va attendre ses prises de parole à l’étranger, à des congrès dédiés à l’éducation, aux sessions de l’Unesco, face aux journalistes ou encore au sommet de la francophonie. En outre, j’ai peu d’espérance de le voir faire bouger le mammouth tant ce département est en léthargie, miné par des problèmes structurels, et lui, sera balloté entre un syndicat revêche et ses soutiens islamistes qui l’ont à l’œil. 

j’ai peu d’espérance de le voir faire bouger le mammouth tant ce département est en léthargie, miné par des problèmes structurels

Je ne voudrais pas me complaire dans le confort d’une attitude pamphlétaire pour ne pas émettre des propositions dans ce domaine: je défends l’idée que la première année du primaire devrait être entièrement consacrée à apprendre aux petits la politesse, les bonnes manières, l’acceptation et le respect de l’autre, l’hygiène, le respect de l’environnement, la préservation de la nature à travers des ateliers d’animation et des jeux de rôle ;  pour un apprentissage de la vie en société, développer un sens moral et entamer la construction d’un esprit citoyen. Ils auront tout le loisir, plus tard, d’apprendre les automatismes scolaires et la résolution des problèmes.

L’approche actuelle de l’apprentissage des langues, essentiellement l’arabe, le français et l’anglais, me paraît erronée. 

On ne devrait plus insister sur la grammaire et la conjugaison, si rébarbatives et à reléguer au second plan pour les spécialistes, pour insister sur l’oral, la prise de parole, les dialogues.

Il ne faut pas rebuter les élèves et se contenter de corriger les éventuelles erreurs sans égrener les règles grammaticales.

Par ce processus, on finira avec le temps par développer chez l’élève une oreille linguistique sensible, une ouïe grammaticale et une vision de l’esthétique de l’écriture du mot pour l’orthographe, des réflexes et des sens sensibles à l’erreur. Ce travail ne peut naturellement aboutir qu’en accentuant la lecture à tous les niveaux, et plus particulièrement les écoliers du primaire doivent dévorer les livres, et qu’en voyant l’instauration dans les familles d’une authentique tradition livresque. 

Un pays trainé par une horde de députés excités

Malheureusement, dans notre pays la représentation faite de la langue française dans l’imaginaire commun est subjective car déformée par sa vision à travers le prisme du complexe de colonisé. C’est la langue du colonisateur, disent certains, comme si l’arabe ne l’était pas … Il faut s’affranchir de cette image castratrice, voir les langues comme une richesse, une fenêtre et un acquis, comme l’écrivait, si joliment, Kateb Yacine, ” Le français est notre butin de guerre”. 

Quand on voit le chemin sur lequel le pays est trainé par une horde de députés excités et des responsables novices, on ne peut que se dire, vogue la galère, expression d’une fatalité. 

Doit-on laisser faire, advienne que pourra ?  Sommes-nous condamnés à suivre le même sens de marche avant de pouvoir s’arrêter ?

Les islamistes au pouvoir veulent, à travers des accords fétides et par une démarche de servitude volontaire, livrer le pays en pâture à leurs alliés.

On a eu le grand vizir Mustafa Khaznader, Mahmoud Ben Ayed et Nessim Samama, qui ont conduit, par des détournements de fonds publics, l’État tunisien à la faillite et au protectorat français, puis vint Ben Ali et son entourage qui ont géré le pays comme une simple affaire familiale. Les islamistes actuellement au pouvoir remettent le couvert en voulant, à travers des accords fétides et par une démarche de servitude volontaire, livrer le pays en pâture à leurs alliés Qataris et Turcs.

À croire qu’on a toujours voulu notre destin …

J’éprouve un sentiment mélangé d’amertume, d’impuissance et de honte, mais la honte suffit-elle pour faire changer les choses ? Je ne crois pas …

Lotfi Farhane, Professeur des Universités

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