A cinq mois des élections générales, le Front populaire, rassemblement politique de gauchistes, nationalistes, écologistes et autres indépendants, né en 2012, vient de voler en éclats. Neuf députés sur 15 que compte le groupe parlementaire de ce mouvement ont décidé de démissionner.

Il s’agit pour la plupart des députés du Parti des patriotes démocrates unifiés (Watad), principale composante du Front. Cette implosion du Front populaire n’a surpris personne. Elle était prévisible. Elle était attendue. Elle était probable.

Depuis l’assassinat du militant Chokri Belaid qui avait rêvé d’un grand parti de gauche, on la voyait venir cette implosion. C’était juste une question de temps et la survenance d’un incident déclencheur. Ce dernier est arrivé. Il s’agit de l’entêtement du porte-parole du Front, Hamma Hammami, qui est en même temps secrétaire générale du POCT (autre composante du Front), à se présenter, au forceps, sans élections démocratiques internes et sans consensus à la prochaine élection présidentielle alors que Mongi Rahoui avait été désigné avant lui par le comité central de son parti Watad pour la même candidature.

Abstraction faite de cet incident, la problématique qu’a suscitée cette candidature pour la présidentielle de 2019 était, de l’avis des observateurs, un alibi minable pour une raison simple : au regard du poids politique du Front populaire dans le paysage politique du pays, Hamma Hammami, tout autant que Mongi Rahoui savaient d’avance qu’ils ne pourraient en aucune façon prétendre remporter cette élection. Donc, le ou les problèmes se situeraient ailleurs.

Le porte-parole du Front, source de blocage

Ce problème réside, entre autres, dans l’incapacité du Front voire dans l’impossibilité pour ce parti de se restructurer de manière pérenne et de s’imposer, aux Tunisiens, comme une alternative crédible pour diriger le pays.

A l’origine de ce handicap, en très grande partie, le dogmatisme du porte-parole du Front populaire, Hamma Hammami qui n’a jamais voulu faire évoluer son discours, et proposer des pistes acceptables pour sortir le pays de la crise.

Il s’est cantonné dans la contestation stérile, et lorsqu’il est acculé par les médias pour suggérer des issues, il a constamment tendance à proposer des projets utopiques tels que «ce grand programme national» pour sauver le pays, un programme vague sans aucun référentiel rationnel.

Résultat : Hamma Hammami dont le parti (POCT) n’a jamais tenu son congrès électif -ce qui dit long sur les convictions démocratiques- est devenu répulsif et source de blocage pour le reste des composantes du Front populaire et pour ses adhérents.

A titre indicatif, le leadership du Front, noyauté par la famille Hammami et le brailleur Ammar Amroussia, a constamment refusé d’ouvrir les adhésions de peur de révéler le poids réel de ses troupes et de voir les indépendants prendre le dessus au Front.

Ces mêmes indépendants qui mettent, aujourd’hui, la pression sur la direction du Front pour revendiquer leur droit d’organiser des réunions à travers tout le territoire du pays.

Le Front a rarement collé au vécu des Tunisiens

Au plan des propositions pour un nouveau modèle de développement pour le pays, le Front populaire n’a jamais été incisif et déterminant. Il a été carrément absent. Il s’est focalisé sur la critique du surendettement du pays et sur le rôle nuisible que joue, dans ce contexte, le FMI, mais il a rarement présenté des alternatives crédibles.

Pis, il n’a jamais pris de position claire concernant des réformes majeures devant profiter aux démunis du pays. Il s’agit, notamment, de l’exploitation des femmes rurales, du retard qu’accusent les projets de lois sur l’économie solidaire, la micro-assurance agricole, la micro-finance, les énergies vertes, la pollution dont souffrent les communautés de Gabès, de Gafsa, et de Sfax…

S’inspirer de la gauche européenne

A défaut d’imagination, il aurait pu s’inspirer des expertises réussies développées par la gauche européenne. Cette dernière, en s’investissant dans l’économie et l’écologie sociales créatrices d’emplois (agriculture bio, énergies vertes, recyclages de déchets, résilience au réchauffement climatique…), vient de récolter, lors des récentes élections européennes les fruits de ce choix. Elle est devenue, en France et en Allemagne, la troisième force politique. Malheureusement, le Front n’a pas jugé indispensable de suivre ce bon exemple européen.

Conséquence : une partie de son filon électoral, les pauvres, est de plus en plus courtisée par des partis et des candidats présidentiels populistes à l’instar de Abir Moussi et Nabil Karoui.

Cela pour dire que cette implosion du Front populaire est salutaire. Elle est la bienvenue. Elle constitue, comme l’avait dit le député Haykel Ben Belgacem, «un choc positif» pour restructurer la gauche tunisienne sur la base de nouvelles alliances plus sérieuses et plus engagées au service du pays et des démunis.

Ces derniers ont toujours besoin de partis de gauche. Toute la Tunisie a encore besoin de la gauche à laquelle on doit le merveilleux « article 6 » de la Constitution qui consacre la liberté de conscience du pays à un moment où l’obscurantisme “caméléoniste” des djihadistes nahdaouis menace la stabilité séculaire du pays.

Quant aux dirigeants de gauche, pour se ressourcer, ils ont intérêt à s’inspirer de l’évolution spectaculaire de la gauche en Europe et à lire l’essai de l’universitaire Baccar Ghérib «Pour une refondation de la gauche tunisienne». Dans cet ouvrage, l’auteur invite «la gauche à revoir son discours tant sur les questions économiques que sur les questions culturelles et identitaires».

A cette fin, il lui suggère «de proposer des réformes intelligentes en phase avec ses valeurs tout en montrant des relations apaisées tant avec l’économie de marché qu’avec la religion». Tout un programme … à portée de main.