Plusieurs dirigeants arabes sont attendus cette semaine à Tunis, pour assister au 30ème Sommet de la Ligue des Etats arabes (31 mars 2019).

Le sommet de Tunis se tient à l’heure où le monde arabe est plus que jamais secoué par des crises et des changements en termes de politique et de sécurité dans la région. Des changements qui ont fait que le rêve de la complémentarité économique arabe tarde à devenir réalité.

Intérêts économiques communs?

Géographiquement, la région arabe s’étend sur une vaste superficie de plus de 13 millions de km2. Elle est peuplée de près de 400 millions d’habitants qui parlent une même langue.

Des analystes et des économistes s’attendent, toutefois, à ce que le sommet de Tunis réussisse à rapprocher les points de vue et à identifier des pistes pour redonner espoir aux peuples arabes dans un monde arabe aux intérêts économiques communs, bien qu’il soit politiquement loin d’être cohérent.

Riadh Sidaoui, directeur du Centre arabe de recherche et d’analyse politique (CARAPS) à Genève, Ridha Chkondali, universitaire et professeur d’économie à l’Université de Tunis, et Hakim Ben Hammouda, ex-ministre des Finances, sont revenus, dans des entretiens accordés à l’agence TAP, sur la question de la complémentarité économique arabe. Ils ont évalué l’action arabe commune engagée dans ce sens.

Une complémentarité entre le marteau et l’enclume 

“Les Etats arabes qui avaient entamé le processus d’union, avant même qu’il ne soit entamé par l’Europe, ne sont parvenus qu’à des ” résultats très négatifs” alors que l’Europe est actuellement unie financièrement, logistiquement, militairement et économiquement, estime Riadh Sidaoui.

Cet échec dans la réalisation de la complémentarité économique arabe est imputée, d’après lui, à celui relatif à la réalisation de deux principales revendications : la liberté de déplacement des personnes et des capitaux dans la région arabe.

“Les objectifs ciblés par la Ligue arabe ne sont jamais atteints. Les divisions régionales de la Ligue arabe, telles que le Conseil de coopération du Golfe (CCG) et l’Union du Maghreb arabe (UMA) sont dans l’impasse à cause des différends politiques, dont celui concernant la crise qatarie”.

Le politologue tunisien est allé jusqu’à dire qu’”il n’y a aucun espoir dans une complémentarité économique arabe. Les pays arabes ne réaliseront aucun objectif économique”.

Le Sommet de Tunis, rappelle-t-on, se tiendra peu de temps après le Sommet économique arabe de Beyrouth au Liban (20 janvier 2019), auquel peu de dirigeants d’Etats arabes ont assisté. Ce sommet n’a pas abouti, non plus, à des décisions qui pourraient dynamiser un rapprochement économique arabe.

Le Sommet de Tunis, une tentative de remédier à la fracture politique 

Riadh Sidaoui qualifie, par ailleurs, les sommets arabes de “festivités et de rencontres de courtoisie diplomatique sans aucun résultat tangible”.

Riadh Sidaioui croit aussi que la Tunisie demeure un pays aux positions modérées. “Le pays cherche toujours l’union et condamne la discorde. Il aurait pu jouer un meilleur rôle sur le plan régional, s’il n’était pas en situation de transition et en difficulté économique”.

D’après lui, l’imminent sommet arabe n’apportera pas de miracles. “Il est voué à l’échec en raison de plusieurs facteurs endogènes et exogènes, dont le positionnement de l’entité israélienne au cœur du monde arabe”.

Pour cet intellectuel tunisien basé à Genève, “le monde arabe est toujours sous l’emprise de l’Occident et celui-ci œuvre pour que la région ne se transforme pas en un géant économique, en alimentant les discordes, en maintenant ses politiques et en attirant les compétences de la région”.

“L’opinion publique arabe n’est plus intéressée par les conclaves des hommes politiques arabes. Ceux-ci n’ont pris aucune décision tangible exprimant l’opinion publique arabe, depuis 1973 “, a-t-il encore lancé à l’agence TAP.

Le monde arabe : des occasions ratées de complémentarité

L’ancien ministre des Finances, Hakim Ben Hammouda (29 janvier 2014-6 février 2015), qualifie de difficile la réalité économique arabe, évoquant ” des difficultés énormes “, dont les faibles taux de croissance, les déséquilibres financiers, outre les conflits et les guerres qui persistent dans certains pays.

Il a, par ailleurs, estimé que les obstacles qui entravent jusque-là la complémentarité économique arabe, résultent de l’absence de diversification des activités économiques et la forte dépendance aux matières premières, soulignant “le faible niveau des échanges et des investissements interarabes”.

Ben Hammouda a considéré que le principal enjeu que doit relever le monde arabe, aujourd’hui, est celui de l’instauration de nouvelles visions et d’un nouveau projet politico-économique qui prend en considération les mutations politiques et géographiques que connait la région. “Reste à savoir si les institutions arabes en place sont capables de relever ce défi”.

Toujours selon l’ancien ministre, “tous les sommets arabes qui ont été tenus jusque-là (depuis celui du Koweït en 2009), ont souligné l’importance de la complémentarité arabe, sauf que ce concept est resté au stade de slogan, en l’absence de mesures concrètes qui pourraient le traduire en réalité”.

“Le niveau de complémentarité arabe reste très faible, comparé aux autres processus de complémentarité et d’intégration économiques lancés par d’autres groupements régionaux asiatiques et africains”, a-t-il encore regretté.

La complémentarité arabe en chiffres

Selon l’universitaire Ridha Chkondali, “les pays arabes représentent un marché de 400 millions de consommateurs et totalisent un PIB de 2.354 milliards de dollars, soit un revenu moyen annuel par habitant avoisinant les 5.900 dollars”.

“Reste qu’on ne peut ignorer l’écart existant en matière de répartition de richesses entre les pays du Maghreb arabe qui abritent le quart des habitants de la région arabe mais qui ne détiennent que 13,8% du PIB arabe, contre plus de 50% détenus par les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) dont la population ne dépasse pas 13,4% de la population arabe”, a-t-il précisé.

Ainsi, le revenu moyen annuel par habitant dans les pays du CCG s’élève à 25.708 dollars, soit huit fois celui des pays du Maghreb arabe (3 242 dollars). Le revenu moyen annuel par habitant dans les pays signataires de l’accord d’Agadir s’établit, quant à lui, à 3.068 dollars.

“Malgré l’existence d’un cadre législatif et institutionnel favorable à l’instauration d’une complémentarité économique arabe, explique-t-il, le niveau du commerce interarabe reste très faible, avec des importations interarabes ne représentant que 13,8% du total des importations des pays arabes et des exportations interarabes représentant à peine 12% des exportations des pays arabes en 2016”.

Chkondali divise le monde arabe en trois grands groupes. Le premier, celui des pays du Conseil de coopération du Golfe, constitue, selon lui, le groupe le plus intégré de la région arabe avec des importations entre ses pays s’élevant à 85,1% du total de leurs importations provenant des pays arabes et des exportations représentant 72,1% de la totalité de leurs exportations vers les pays arabes. Toutefois, les échanges commerciaux de ces pays avec les pays du Maghreb arabe représentent à peine 1,2% de leurs importations des pays arabes et 3,8% de leurs exportations vers les pays arabes.

Le deuxième groupe, celui des pays membres de l’accord d’Agadir (Tunisie, Maroc, Egypte, Jordanie), enregistre un faible volume d’échanges entre ses pays, dont les importations mutuelles ne représentent que 9,5% du total de leurs importations des pays arabes.

Les exportations entre les pays de ce groupe s’établissent à peine à 12,8% du total de leurs exportations vers les pays arabes. Ce groupe constitue, toutefois, le groupe le plus ouvert sur les autres groupes, en l’occurrence sur celui des pays pétroliers desquels les pays de l’accord d’Agadir importent 80,3% de leurs importations des pays arabes et vers lesquels, ils exportent 65,3% de leurs exportations vers les pays arabes.

Le troisième groupe qui regroupe les pays de l’Union du Maghreb arabe (UMA), connait un niveau moyen d’échanges entre ses pays (Tunisie, Algérie, Maroc, Libye, Mauritanie), qui importent, entre eux, 42,6% de leurs importations du monde arabe, et qui exportent, entre eux, 58,6 % du total de leurs exportations vers les pays arabes.

La complémentarité économique arabe entre le rêve des peuples et la complexité des enjeux

Une récente étude élaborée par le Département Moyen-Orient et Asie centrale du FMI, et dont les principaux résultats ont été publiés par l’agence TAP, en février 2019, a montré que “grâce à une intégration des pays maghrébins, le PIB combiné des pays du Maghreb aurait pu atteindre, en 2017, 360 milliards de dollars américains (équivalent du PIB des Emirats Arabes Unis) et que chaque individu disposerait d’un revenu moyen de près de 4 mille dollars”.

L’étude intitulée “L’intégration économique du Maghreb : une source de croissance inexploitée”, a également affirmé qu’une intégration des pays maghrébins nécessite la réduction des barrières au commerce et à l’investissement, la connexion des réseaux, la libéralisation des marchés, l’amélioration du climat des affaires, ainsi que le renforcement de l’intégration régionale et internationale.

Toutefois, de longues décennies après la création de la Ligue des Etats arabes, la complémentarité économique arabe reste un rêve qui berce les peuples, interpelle les chercheurs et les médias mais qui se brise sur l’écueil d’une réalité amère.

Une réalité qui demeure très loin des slogans et discours reproduits par les dirigeants arabes à l’occasion de chaque sommet.

Les Arabes se sont-ils vraiment mis d’accord pour ne pas se mettre d’accord ?