Révolte du 14 janvier 2011 : La politologue Khadija Mohsen-Finan recadre Ghannouchi

Abstraction faite du rôle confirmé qu’avait joué l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) dans l’encadrement des événements du 14 janvier 2011 après leur déclenchement le 17 décembre 2010, à Sidi Bouzid, les insurrections qui avaient ébranlé le pays à l’époque étaient, de par leur soudaineté, non encadrées. Leur caractère spontané avait suscité, d’ailleurs, des interrogations sur leur nature et sur leur caractère atypique. Aucune force politique du pays reconnue ou non reconnue n’a osé, du reste, en assumer la responsabilité.

Mais avec le temps, certains partis à la recherche d’une légitimité historique commencent à en réclamer la paternité. C’est ce que vient de faire, ces derniers jours, le chef du parti d’Ennahdha, Rached Ghannouchi.

En effet, ce dernier, évoluant dans son milieu naturel, la confrérie des Frères musulmans ayant pour tête de pont le Sultan de Turquie, Erdogan, s’est permis le luxe de vouloir falsifier l’histoire en osant islamiser le soulèvement du 14 janvier 2011 et attribuer à ses troupes qui n’existaient pas à l’époque, l’exploit d’avoir détrôné, un certain 14 janvier 2011, le dictateur Ben Ali.

«La Tunisie a réussi sa révolution pour la liberté grâce aux principes islamiques et humains”, a déclaré le gourou dans un entretien accordé, le 9 août 2018, à l’Agence turque Anadulu, à l’issue de sa participation à une conférence organisée à Afyonkarahisar (ouest de Turquie) par la “Plateforme des volontaires de l’Anatolie pour l’éducation et la prédication” sur le thème «le monde islamique: modèle de coopération et vision d’avenir».

Ennahdha à la recherche de référentiels révolutionnaires 

Il a ajouté que cette révolution représente, selon les espoirs des musulmans, leur projet et leur rêve de renaissance. Une remarque qui en dit long sur les desseins non encore clairement avoués des nahdhaouis et, à travers eux, de leur matrice, la mouvance islamique internationale.

Pourtant, lors du déclenchement de ce soulèvement, les nahdhaouis étaient pour la plupart en exil ou vivant dans la clandestinité la plus totale. Bouazizi, qui avait, par son immolation, enclenché le processus de cette insubordination populaire de l’arrière-pays, n’était pas nahdhaoui. Certaines sources indiquent qu’il était même, RCDiste (membre du parti de Ben Ali, le Rassemblement constitutionnel et démocratique).

Rached Ghannouchi lui-même était, depuis 20 ans, en exil à Londres. Il était retourné en Tunisie, tout comme de nombreux dirigeants du parti Ennahdha, le 30 janvier 2011, près de deux semaines après le départ de Ben Ali.

Mieux, les slogans brandis par les indignés et manifestants, en l’occurrence «emploi, liberté, dignité» ou encore «l’emploi est un droit, ô bande d’escrocs» avaient donc une connotation socio-économique et non identitaire.

Les islamistes n’ont pu s’organiser en partis, en associations et en groupes armés djihadistes (Ansar Chariâa) qu’après la signature, le 19 février 2011, par Foued Mebazaa, alors président de la République par intérim, du décret-loi portant amnistie générale. Ce décret-loi stipule que toutes les personnes jugées ou poursuivies en justice, avant le 14 janvier 2011, auprès des tribunaux des différents degrés pour différents crimes, peuvent bénéficier de cette amnistie.

A la lumière de ces données historiques, les islamistes nahdhaouis ne peuvent en aucune manière revendiquer la paternité de ces événements.

Le soulèvement du 14 janvier 2011, une dissidence de type nouveau

Traitant de la nature de ces événements à Hammamet, une dizaine de jours avant la déclaration de Rached Ghannouchi en Turquie, Khadija Mohsen-Finan, politologue spécialiste du Maghreb et des questions méditerranéennes et enseignante à l’Université Paris I-Panthéon Sorbonne, a qualifié le soulèvement du 14 janvier 2011 de «dissidence de type nouveau» et rejette toute responsabilité d’aucun parti dans l’encadrement de cette insurrection, qu’elle soit, dit-elle, pour les uns,  révolution, révolte, et pour d’autres, soulèvement populaire ou coup d’État manqué.

Pour elle, l’essentiel c’est qu’il y ait une rupture et que le besoin de liberté et de dignité exprimé lors de ces évènements ait fait émerger un nouveau type de citoyenneté contestataire sans héros et sans leadership.

La politologue, qui s’exprimait dans le cadre de la 25ème université d’été de l’Association Club Mohamed Ali de la culture ouvrière (27, 28, 29 juillet 2018 à Hammamet), estime que les indignés qui étaient descendus dans la rue et qui avaient manifesté dans l’arrière-pays étaient des «dissidents apolitiques». Ils protestaient non pas pour un idéal politique bien déterminé mais uniquement contre l’injustice, l’autoritarisme et la corruption. Ils voulaient tout juste la justice sociale et leur part légitime des richesses naturelles du pays.

Pour étayer son analyse, la politologue a cité les mouvements de protestation qui ont eu lieu à Fernana (nord-ouest) pour réclamer l’alimentation en eau potable alors que cette zone était entourée d’au moins de quatre barrages, à Gafsa pour revendiquer leur part des revenus du phosphate, à Jelma (Kébili) pour imposer leur droit légitime de co-exploiter dans le cadre de l’économie sociale et solidaire les palmeraies de l’Etat et à Tataouine pour demander le droit de bénéficier d’une partie des revenus du pétrole exploité dans la région.

Nous pensons qu’avec cette approche de «dissidence de type nouveau», Khadija Mohsen-Finan a ouvert une nouvelle brèche dans la réflexion sur la nature du séisme socio-politique qui avait ébranlé la Tunisie le 14 janvier 2011 et recadré en même temps le gourou qui veut voir dans ces événement une nouvelle conquête islamiste, voire une «Ghazoua».