Tunisie – Forum de L’Economiste maghrébin : Commencer par la pédagogie des enjeux des réformes

economiste-maghrebin-transition-digitale.jpgSavoir ce qu’on veut, pour décider où l’on va. Une posture lucide pour un pays qui se cherche.

Le forum international de notre confrère L’Economiste maghrébin s’est récemment tenu à Tunis. Un moment de cogito, utile au débat national, à cet instant du bouclage du Plan de développement économique 2016-2020.

L’esprit du Forum a pris une profondeur prospective, opportune, en ce moment où le pays explore son avenir. La Tunisie est à la veille d’un tournant historique, courant derrière un déclic qu’on a programmé mais qui ne vient toujours pas.

Comment profiler une perspective de redémarrage, dans le sillage d’un redéploiement tous azimuts qui s’impose à nous? Certaines échéances sont déjà programmées, dont l’ALECA. Et d’autres sont à initier pour avoir plus d’aire. Aurons-nous suffisamment de latitude pour les optimiser, compte tenu de nos contraintes, si pesantes?, s’interrogeront les panélistes. Ces derniers -représentant la politique, l’entreprise et l’université- réunissent un panachage qui a apporté de la pétillance aux échanges. Ils se demanderont si le basculement vers le tout numérique peut constituer un levier d’expansion, à l’avenir. Le “e-entreprenership“ est-il sur la bonne voie, se diront-ils.

Le forum vient conforter l’idée de l’urgence d’aller au-delà de l’expectative ambiante, quant à un lendemain qui ne se précise pas encore. Pour braver cet état de perplexité, Hédi Mechri, directeur du bihebdomadaire tunisien, suggère une incidente méthodologique: commencer par la pédagogie des enjeux. Clarifier les enjeux est un préalable, quand on veut se projeter dans l’avenir. A partir de là, on peut structurer une stratégie pour les négociations avec nos divers partenaires, d’autant que la partie ne s’annonce pas facile.

L’impératif du moment: se connecter aux chaînes de valeur internationales

Quatre thèmes*, d’une actualité brûlante, ont rythmé le tempo de ce forum. Mais les panélistes auront vite fait de les décloisonner montrant qu’ils convergent, tous, vers la question clé, à savoir l’arrimage de l’économie tunisienne aux grandes chaînes de valeurs. Or, c’est bien ce qu’on a raté pendant les 23 ans de plomb.

La démocratie sera-t-elle meilleure conseillère? Une chose est sûre, la transparence sera au rendez-vous. En s’adossant à l’engagement démocratique, la pédagogie des enjeux nous rendra-t-elle plus persuasifs, et nous confèrera-t-elle un contrepoids à l’ascendant de l’UE, avantagée par sa taille et son pouvoir ou la Chine?

Notre partenaire européen et, plus tard si on y aboutit, nos partenaires du sud-est asiatique, seront-ils plus réceptifs à nos contraintes et plus ouverts à nos objectifs et par conséquent à nos revendications?

De toute façon, le tribut de la démocratie sera la pression de l’opinion publique. Le rejet populaire menace en cas d’accords mal ficelés. L’opposition syndicale ne manquera pas de se manifester s’il n’y a pas un espoir d’amélioration constante des salaires. Le pays est forcé de négocier entre quatre yeux avec les Européens et les autres, s’accordent à dire les panélistes. Expliquer les enjeux, c’est détecter le champ des intérêts bien compris, pour les deux parties. Cela suffit-t-il pour se faire entendre quand on plaidera en faveur du codéveloppement à la place du libre-échange? Difficile à dire.

Cependant, le jeu vaut la chandelle. Le pays ne peut plus être maintenu sur orbite de sous-traitance, à la périphérie du système, conviennent les panélistes, surtout les représentants des milieux d’affaires. Il faut qu’il s’invite à la table du centre, pour s’approprier une part consistante de valeur ajoutée. Et cette revendication bouscule la démarche timorée, suivie jusque-là, par les divers gouvernements tunisiens. Plus d’audace, pour parvenir à changer la donne. Voilà la messe est dite.

Une posture inconfortable

Expliquer les enjeux, c’est savoir parler vrai à ses partenaires. Avec l’Europe, notre partenariat vieux de 40 ans, car initié depuis 1976 et revu en 1995, n’a pas tenu ses promesses. La survenue du 14 janvier 2011 nous le rappelle avec fracas. L’Europe a été cent fois plus généreuse avec les PECO qu’avec la Tunisie, dira Jalloul Ayed. En effet, l’aide européenne par tête d’habitant entre 2004 et 2006 a été de 5,9 euros pour la Tunisie, de 500 euros pour les PECO. Pas un seul projet européen important, dira Mansour Moalla, n’aura été promu en Tunisie. Et, de rajouter, pas une seule grande banque européenne ne s’est installée sur la place de Tunis. Puis, le renoncement à la libre circulation des personnes, quel retournement! Et plus récemment, ce moment d’attentisme, dans l’attente que le FMI livre son verdict sur la Tunisie pour savoir si l’Europe s’engageait davantage avec la Tunisie. Quel outrage!

D’une certaine façon, l’accord de 1995 aurait été un deal. L’UE fermait les yeux sur la dérive du régime et celui-ci se chargeait de l’endiguement du fléau islamiste. D’ailleurs, cet arrangement n’a pas résisté au choc des injustices, en tous genres. Et la première d’entre elles est la sous-intégration de l’économie. Quand bien même nos exportations ont atteint le palier de 9 milliards d’euros, celle-ci est restée cantonnée à des activités sans remontée significative de flux et de valeur. Etre le plus gros exportateur de produits industriels de la région ne nous a pas aidés à bâtir une base économique nationale. Et le développement n’a pas suivi. On connaît le reste.

L’impasse du libre-échange

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A extrapoler les opinions exprimées lors du débat, on va vers une lecture sévère, mais réaliste, de la réalité tunisienne. Ballotté par l’illusion de croissance durant les 23 ans de braise, le pays n’a pas eu l’occasion de réparer son déficit de gouvernance. La non-compétitivité de notre chaîne logistique en est l’une des conséquences les plus dévastatrices. L’impuissance à attirer les constructeurs automobiles malgré une industrie de composants, qui tient la route, est tout aussi ravageuse. Comment rattraper tout cela, si on s’engage uniquement dans le libre-échange?, laisseront entendre les panélistes dans leur ensemble. Peut-on s’accrocher à l’économie numérique comme planche de salut? C’est une gageure.

Noomane Fehri, le ministre des Technologies de la communication et de l’Economie numérique, affichera, une fois encore, son enthousiasme pour le Plan Tunisie Digitale 2020. Il faut se demander si le volontarisme de l’Etat suffit à lui tout seul à soutenir l’expansion de ce secteur. L’option SMART est incontournable, mais peut-elle assumer la restructuration de l’économie?

Les e-entrepreneurs, présents au forum, se plaindront de ce que l’écosystème dédié à l’économie numérique soit resté embryonnaire, avec une opérabilité réduite. C’est contrariant mais c’est ainsi. C’est à la force du poignet et de l’imagination qu’ils ont forcé le succès. D’ailleurs, hormis quelques rares exceptions, beaucoup ont bifurqué vers le gaming, ce qui n’est pas la direction idéale. En fait, l’e-économie n’a pas été un facteur déclencheur d’intégration maghrébine. Les nationalismes économiques, dans le Maghreb, provoquent de la répulsion plutôt que de l’attraction et c’est dommage. Le rapprochement entre les deux rives n’est pas, non plus, au niveau souhaité, à de rarissimes réussites près. Ainsi lotis, pouvons-nous nous affirmer face à la Chine conquérante dont l’économie numérique affranchie, de la mainmise américaine, montre un gros appétit prédateur?

Adieu le partenariat, on veut des alliances

En poussant un peu à la roue, la pédagogie des enjeux nous conduirait à ruser avec l’UE et nos autres partenaires. Après tout, la Tunisie n’est pas plus frileuse face à l’ALECA que l’Europe face à Tafta. Les réticences tunisiennes sont donc bien compréhensibles. L’UE a fait pareil face au rouleau compresseur américain. Pénalisée par l’asymétrie de standing, elle a bloqué des quatre fers, refusant de s’engager plus loin dans Tafta.

La Chine doit pouvoir comprendre notre volonté de ne rester l’otage d’aucune puissance économique, elle qui a tout pour se dégager de l’emprise yankee. Il faut comprendre que la seule perspective, pour un pays comme la Tunisie, d’être un atelier pour l’Europe ou pour la Chine est une proposition intenable et à la limite indécente, car c’est un horizon bouché. Tout le temps que la valeur ajoutée partira ailleurs, que restera-t-il aux entreprises tunisiennes pour bâtir une base économique nationale et garantir une stabilité sociale? Le manufacturier et l’industrie de transformation sont à oublier. L’heure est à la colocalisation. Airbus, à titre d’exemple, se fabrique par segments entièrement délocalisés. Les moteurs se font en Ecosse, les faisceaux électriques en Espagne, le fuselage en Allemagne et l’assemblage en France. Cette cartographie de la valeur doit inspirer la Tunisie à revendiquer un segment d’économie noble.

L’Europe doit comprendre que le développement de la Tunisie est un élément de synergie pour elle. Le retour sur investissement en Tunisie est conséquent et il a de quoi contribuer à soulager le déficit de dynamisme de l’Europe. Faisons de l’économie comparée. La Tunisie maintient une partie de l’industrie textile européenne en vie. C’est gagnant-gagnant. Chypre, pour avoir servi de lessiveuse de l’argent noir, a englouti 9 milliards d’euros à l’UE, en 2014, afin de sauver son système bancaire et sans rien rapporter à son bienfaiteur. Et les exemples sont nombreux qui plaident pour l’exemplarité du retour sur investissement en Tunisie.

L’heure a sonné pour négocier non des partenariats mais des alliances consistantes. Ne pas aider nos régions à se développer, ne pas faire bénéficier nos agriculteurs de la PAC, c’est condamner la Tunisie à faire du surplace. C’est l’exposer au péril de l’instabilité. Et cela ne manquera pas d’impacter, en retour, l’Europe. Personne n’y gagnera.