Tunisie – Politique : «Les partis au pouvoir sont en mode campagne électorale permanente» (Rym Mourali)

«Derrière chaque grand homme se cache une femme». Ce fameux proverbe en cacherait un autre s’agissant du «cas» Tunisie. Au-devant des scènes (économique, culturelle, universitaire, sociale et politique), il y a les femmes. Des femmes qui s’impliquent, qui s’investissent et qui œuvrent à tous les niveaux à sauver la Tunisie ouverte, tolérante et civilisée du projet islamiste rétrograde et obscurantiste; projet qui prend racine grâce, entre autres, à la complicité de nombre d’acteurs politiques issus de tous les horizons et à l’appui de groupes d’affaires pour lesquels la patrie peut être monnayée à condition qu’ils préservent leurs intérêts.

Rappelez-vous la fameuse citation de Hamadi Jebali «Le capital est jaban», l’argent n’a pas d’odeur et tout peut être acheté. Heureusement qu’en Tunisie, il y a des femmes qui résistent et qui n’hésitent pas à exprimer clairement et courageusement leurs opinions sans populisme et sans compromission. Un exemple que nous ne pouvons généraliser quand nous entendons parler de certains représentants du peuple qui seraient plus dans le rôle de “députés commissionnaires“ dans des affaires juteuses que dans celui de défenseurs des intérêts du peuple. Mais c’est une autre histoire…

Entretien avec Rym Mourali, secrétaire générale du parti Al Istiqlal

rym-mourali.jpgWMC : En tant que jeune parti, comment jugez-vous l’exercice gouvernemental à ce jour au vu de l’héritage dont il a été doté après 4 gouvernements successifs depuis janvier 2011? 

Rym Mourali : Beaucoup justement semblent vouloir occulter cet héritage. D’ailleurs, le chef du gouvernement aurait dû faire un état des lieux et le présenter sur la place publique afin de confronter aussi bien la scène politique, le peuple tunisien ainsi que la centrale syndicale à la réalité de la situation.

L’héritage de ces 5 dernières années est lourd. Elles ont été marquées par une hausse des rémunérations publiques, qui sont passées de 6.785 MDT en 2010 à 10.541 MDT en 2014, soit une augmentation de 35,63% avec un déficit budgétaire de 3.544 MDT en 2014. Nous sommes passés d’un budget équilibré à un déficit structurellement déficitaire.

Il est à noter par exemple que le budget de l’État est passé de 16 MDT à 28 MDT avec un endettement, à fin décembre 2015, de 39 MDT.

Le secteur du tourisme est totalement sinistré, le secteur minier est pris en otage, et depuis 2011, le secteur privé a perdu toute confiance dans la capacité de l’Etat à le protéger et également dans un climat social chaotique, ce qui n’encourage pas à l’investissement.

Les quatre partis au pouvoir sont en mode «campagne électorale permanente», chose qui ne leur permet pas de mettre en place un programme commun.

Cette situation ne permettra à aucun chef de gouvernement de prendre les décisions pour affronter les difficultés économiques et sociales que connaît la Tunisie.

Et aujourd’hui l’action gouvernementale apparaît comme une juxtaposition d’agendas partisans, à l’instar du premier projet du  d’investissement qui revient depuis cinq ans à chaque fois sous un habillage différent, non pour répondre ou pour inciter au développement de l’investissement local et de la création d’emploi, mais orienter vers des IDE qui ne viendront pas. J’ai cru retrouver dans la lecture de l’avant dernière version de ce dit code des relents du traité de La Marsa du 8 juin 1883*.

Trop de tensions socio-économiques qui pèsent sur la Tunisie alors que les menaces sécuritaires sont plus que jamais présentes. Croyez-vous que Habib Essid et son gouvernement réussiront à y faire face? 

Face à la menace sécuritaire qui aujourd’hui est très prononcée allant jusqu’à plomber l’atmosphère et qui risque de prendre une forme transnationale suite à une éventuelle intervention militaire en Libye, il est du devoir de tous les citoyens de faire preuve de bon sens et de savoir prendre en compte les contraintes conjoncturelles.

La seconde responsabilité -et elle n’est pas des moindres-, incombe aux responsables de la centrale syndicale qui devraient aujourd’hui être plus pondérés et œuvrer à l’apaisement des tensions sociales. Sachant que la priorité, dans le contexte actuel, est de préserver l’emploi en offrant le soutien nécessaire au tissu économique du pays qui fait face à plusieurs difficultés.

Il ne faut pas non plus oublier le désarroi de la jeunesse dont les espoirs ont été plus que déçus ces cinq dernières années, c’est ce désespoir qui aujourd’hui alimente l’extrémisme, qu’il soit dans les revendications sociales, ou bien religieux.

Le gouvernement de Habib Essid ne peut y faire pleinement face sans un ferme recentrage de l’attelage gouvernemental sur les intérêts de la Tunisie et plus de rigueur dans le traitement du dossier du terrorisme sous ces différentes déclinaisons. 

Tous ces sit-in, marches, occupations des établissements publics donnent l’impression d’un mouvement synchronisé et concerté pour bloquer l’exercice gouvernemental. Est-ce le cas d’après vous ou bien cette hypothèse relèverait de la simple digression? 

Avant de répondre à votre question, je voudrais saisir cette occasion pour saluer nos forces de l’ordre ainsi que notre armée pour les efforts consentis afin de faire régner l’ordre et la paix sans heurts ni débordements face à des jeunes manipulés.

Je voudrais par ailleurs présenter en mon nom personnel et au nom des tous les membres et militants du Mouvement de indépendance tunisienne, nos sincères condoléances à la famille de l’agent Soufiene Bouslimi tué dans l’exercice de ses fonctions ainsi qu’à l’ensemble du corps sécuritaire.

Maintenant pour répondre à votre question, je dirais que les revendications des demandeurs d’emplois sont légitimes et tout à fait compréhensibles après les cinq dernières années où aucun début de solution n’a été donné par les politiques.

Il est aussi nécessaire de rappeler que durant ces cinq dernières années nous avons connu deux campagnes électorales basées sur un ensemble de promesses irresponsables qui n’avaient aucune chance d’être tenues.

Les politiques s’étaient aussi concentrés sur des problématiques très éloignées des priorités des Tunisiens.

La maturité acquise par les Tunisiens dans la lecture des événements de 2011 leur a permis de ne pas s’inscrire dans la tentative et la manœuvre de détournement des manifestations qui ont eu lieu et ont rejeté dans leur ensemble les actes de violence.

Au-delà de la synchronisation de ces événements, je relèverais aussi qu’il y a une reproduction de la même cartographie, point de vue troubles sociaux de 2011 au km prêt, ce qui n’est pas anodin, tout comme l’instrumentalisation de jeunes collégiens.

Deux questions restent cependant sans réponses: Quelles sont les sources de financement des événements des dernières années? L’intérêt de l’absence de soutien manifeste d’un gouvernement reconduit deux fois?

Comment jugez-vous ce grand nombre de commissions qui figurent dans la nouvelle Constitution au moment où autant de problématiques économiques et sociales s’accumulent?

Cette nouvelle Constitution introduit effectivement un très grand nombre d’outils de contrôle, de démocratie, de droits de l’Homme, de gouvernance, etc. dans une volonté, semble-t-il, d’offrir un cadre fortement démocratique aux Tunisiens.

Mais il apparaît aujourd’hui que leur mise en œuvre nécessite tout d’abord une panoplie de textes de loi et de décrets d’application qui nécessitent, eux, du temps et une implication sérieuse de la part des membres de l’ARP ainsi que des partis politiques, administrations en relation et la société civile, sans compter les moyens financiers et logistiques à mobiliser.

Il va s’en dire que la mise en œuvre des outils préconisés par cette nouvelle Constitution doivent être protégés des intérêts partisans. Il serait donc souhaitable qu’elles (les commissions) soient mises en œuvre sur une période plus longue qu’une simple législature pour prendre en compte l’alternance des idées.

Par ailleurs, nous constatons une nouvelle vague au niveau d’un grand nombre de ministères visant à instituer des comités supérieurs indépendants et électifs en charge d’orienter les choix de société du pays; l’institution de ces comités supérieurs est contraire aux principes démocratiques.

Ces comités supérieurs disposeraient d’un pouvoir décisionnaire qui prendrait le pas sur les décisions des élus locaux, régionaux et nationaux. On chercherait par ce biais à contourner les choix exprimés par les Tunisiens dans les urnes en introduisant une représentativité corporatiste qui ressemble, à s’y méprendre, au modèle iranien.

Il faut donc aujourd’hui faire des choix: devons-nous continuer à nous préoccuper des problématiques politiciennes ou devrons-nous concentrer nos moyens pour répondre aux soucis de nos concitoyens, l’emploi, le pouvoir d’achat, un système éducatif opérant, et un niveau de santé minimum?

 Le ministre de l’Education nationale a évoqué, lors d’une intervention télévisée, la possibilité de la création de facultés de l’Éducation. Le fait est que les centres de formation pédagogique en direction des instituteurs et des professeurs existent déjà. Comment jugez-vous ce genre d’initiative? Et quel pourrait être son impact sur la Tunisie de demain à la lumière de la grande réforme marocaine de l’Enseignement?  

Le système éducatif est la pierre angulaire de notre projet de société. Il a permis l’émergence de la classe moyenne tunisienne, fierté de la Tunisie en étant le moteur de l’ascenseur social. Il a permis par ailleurs de réduire drastiquement et de manière reconnue par l’ensemble des institutions internationales le niveau d’analphabétisme, tout en offrant aux Tunisiens une ouverture au monde.

Tout au long de ces cinquante dernières années, notre système éducatif a atteint ses principaux objectifs. Le manque de moyens humains et financiers et une faible réactivité n’ont pas permis la meilleure adéquation entre les diplômes, les formations produites avec les besoins de l’entreprise et l’économie.

Il serait criminel de remettre en cause la globalité du système éducatif au simple titre de cette inadéquation. Devons-nous aujourd’hui, à ce titre, reprendre l’expérience désastreuse de Mzali en arabisant l’ensemble de l’enseignement? Devons-nous nous exclure du monde développé qui connaît aujourd’hui une révolution numérique d’envergure? Pouvons-nous aujourd’hui nous offrir ce fantasme de transformer tout un système éducatif reposant sur une langue partagée par plus de 800 millions de locuteurs principalement en Afrique de l’Ouest -futur marché émergent et de facto source de croissance et de bénéfices prolifiques- et faire le choix de restreindre notre économie au seul monde arabe?

Je pense que toutes ces questions doivent être posées clairement et sereinement au ministre de l’Education qui semble nous mener droit vers une remise en question de notre projet de société et une mise en danger de nos acquis.