Tunisie – Diplomatie : Au MAE, c’est la politique de l’arbitraire au détriment de la méritocratie

photo-019082015.jpgAppuyée ou «cautionnée», et nous irons même plus loin que Narjess Dridi, diplomate de carrière pour décrire le sexisme qui sévit au ministère des Affaires étrangères: il faudrait être frappée du sceau de la neutralité politique pour y accéder, étant dotée de toutes les compétences du monde, aux hauts postes de responsabilités. Les exceptions sont là, explique la directrice générale pour l’Afrique et l’Union africaine, «pour confirmer cette règle, ou ce que j’appelle “la compétence féminine pour l’étalage des vitrines“».

Edifiant ! Les femmes tunisiennes ne sont pas aussi bien nanties qu’on le prétend et qui plus est dans un ministère de souveraineté dirigé aujourd’hui par un ministre que nous pensons être progressiste. A qui la faute? Au ministre, à l’establishment du MAE? Comme quoi, on n’a pas besoin d’être islamiste pour être misogyne!

Entretien avec un diplomate qui a dédié sa vie à sa carrière sans avoir réellement récolté les lauriers de la gloire.

WMC : Narjess Dridi, vous êtes aujourd’hui directeur général en charge de l’Afrique (bilatéral et multilatéral) au ministère des Affaires étrangères. Il n’est pas aisé pour les femmes d’évoluer vers de hauts postes dans l’Administration tunisienne. Comment expliquez-vous cet état des choses? 

Narjess Dridi: Je ne suis pas en mesure de vous parler de la femme dans l’Administration tunisienne en général. Mon expérience se résume à notre ministère qui se distingue des autres de par la mission qui lui est attribuée et où il est nettement plus dur pour une femme d’évoluer comme ses homologue hommes, et ce pour plusieurs raisons: la diplomatie et, par ricochet la politique, sont deux milieux à dominante masculine. Pour devenir un bon diplomate, il faut être féru de politique, d’histoire politique et de relations politiques, considérée comme étant «la chasse gardée des Hommes».

La femme commence à peine à accéder aux postes de responsabilité dans notre ministère car au-delà de la compétence, il faut être «appuyée» ou «cautionnée» en tant que technocrate neutre. Des exceptions sont là pour confirmer cette règle, ou ce que j’appelle «la compétence féminine pour la vitrine».

«Aux affaires étrangères, c’est à partir des années 1990 que le nombre de femmes dans le corps diplomatique a commencé à progresser, mais il reste très limité…»

La supériorité numérique de l’élément masculin et la politique de l’arbitraire au détriment de la méritocratie font qu’une femme est appelée à fournir des efforts doubles pour arracher un poste de responsabilité lequel, pour d’autres collègues, est une promotion qui coule de source.

Aux affaires étrangères, c’est à partir des années 1990 que le nombre de femme dans le corps diplomatique a commencé à progresser, mais il reste très limité. En termes de recrutement. Le métier de diplomate est reconnu pour être un métier difficile qui requiert des sacrifices à plusieurs titres, les diplomates étant les soldats de la nation «sans uniforme».

Malgré la démocratisation des concours nationaux d’entrée dans la carrière diplomatique, les cadres femmes représentent aujourd’hui environ 1/5 de l’effectif du corps diplomatique, c’est-à-dire que pour cinq diplomates hommes, il y une femme. Ceci donne déjà un éclairage.

En outre, et jusqu’en 2005, les diplomates avaient subi une injustice par rapport à tous les fonctionnaires de l’Administration publique du fait que l’avancement dans la carrière administrative (la fonction qui permet d’assumer des responsabilités: chef division, directeur adjoint et directeur…) était bloqué pendant toute la période de l’affectation dans les postes à l’étranger, à savoir 5 ans, ce qui entraînait, de facto, un retard dans les nominations aux fonctions de responsabilité.

A compétences égales ou même assez souvent des cas où les femmes surpassent leurs collègues masculins, ce sont ces derniers qui occupent les postes de décisions, est-ce pour des raisons culturelles? Légales? Ou parce que ce sont les femmes, elles-mêmes, qui se désisteraient pour des raisons familiales comme on se plait très souvent à nous le dire? 

Pour une femme, il est hors de question de pouvoir accéder à un poste de responsabilité si elle n’a pas donné preuve de compétence voire d’excellence. C’est culturel oui, mais ce n’est pas propre à la Tunisie. Ces relents de religiosité culturelle sont l’apanage de toutes les sociétés puisque le modèle quasi universel est celui d’une société patriarcale.

Certes notre situation n’est pas exemplaire mais elle est meilleure que dans d’autres pays arabes et n’est pas pire que l’Occident -même dans des pays de l’Europe du Nord­­­- où, contrairement à ce qui se dit, le taux de femmes dans les postes de haute responsabilité demeure faible et, à grade ou fonction égale, le salaire d’une femme peut être inférieur, alors que la loi tunisienne garantit l’égalité des salaires.

: «Pour occuper un poste à l’étranger, l’Administration exigeait arbitrairement d’une diplomate mariée d’être accompagnée par son conjoint !»

Dans notre métier de diplomate, les conditions familiales sont décisives et ne permettent pas à une femme d’avancer «normalement»: un grand nombre de diplomates femmes parvenues aujourd’hui à des postes de responsabilité ont dû sacrifier leur vie privée et faire le choix douloureux de leur carrière. D’autres ont dû mettre entre-parenthèses leurs vies professionnelles pendant quelques années. Ceci était dû notamment au fait que, pour occuper un poste à l’étranger, l’Administration exigeait arbitrairement d’une diplomate mariée d’être accompagnée par son conjoint! Une discrimination sans équivoque puisque souvent nos collègues hommes n’étaient pas accompagnés de leurs épouses pour multiples raisons, dont la carrière professionnelle de la conjointe en Tunisie. La situation s’est améliorée et cette obligation a été levée depuis 2011, mais les sacrifices ne sont pas des moindres.

 Embrasser une carrière diplomatique implique trop souvent des déplacements, un réseau relationnel assez étoffé à l’international et une grande disponibilité. Les compétences féminines dans notre pays sont-elles armées pour assurer tous azimuts à ces niveaux? 

On dit que la femme est une fine diplomate quand elle réussit sa vie de couple! Dois-je aussi rappeler que dans l’histoire, les exemples foisonnent de femmes fines «diplomates» connues pour avoir joué un rôle déterminant dans les intrigues politiques, ou pour avoir fait et défait l’histoire de plusieurs contrées de par le monde!

Les spécificités propres à un diplomate sont la mobilité, l’ouverture vers l’extérieur et la disponibilité: le travail du diplomate est un travail de terrain, même si ce terrain n’est parfois que séjours à l’étranger, salons, salles de conférences et réceptions; il nécessite néanmoins d’être bien «branché», à l’écoute, disponible et sur le qui-vive, avoir une bonne communication pour bâtir un large réseau de connaissances et de liens.

Qu’il s’agisse d’une femme ou d’un homme, ces compétences ainsi que la maîtrise d’un savoir-faire certain au niveau technique, diplomatique et politique sont incontournables pour un diplomate et pour la réussite de sa mission diplomatique.

Les compétences féminines tunisiennes au sein du corps diplomatique sont pleinement armées autant que leurs collègues masculins, pour peu qu’on leur octroie la même chance d’évolution dans leur carrière, aussi bien au sein du ministère que dans les postes à l’étranger.

Au départ et, dès qu’on embrasse une carrière diplomatique, nous recevons tous la même formation spécialisée, qui touche à tous les axes de ce métier: la déontologie (l’éthique, la réserve, la probité…), l’harmonisation des connaissances académiques (droit, relations internationales, économie internationale) et les outils (négociations, communication, discours, droit consulaire, organisation…).

Par la suite et au fil des années, chaque diplomate développe ces compétences et améliore ses capacités professionnelle et personnelle selon les règles de base et en côtoyant collègues et supérieurs plus expérimentés dans l’exercice de nos fonctions, soit à Tunis, soit dans les postes à l’étranger.

Les compétences se forgent avec l’expérience, la formation continue et la force de volonté, et les femmes diplomates ne manquent pas de caractère, au vu de tous les sacrifices et le courage dont elles doivent faire montre pour réussir leur carrière.

Pourquoi n’avons-nous pas beaucoup de femmes ambassadeurs d’après vous et pratiquement jamais une femme secrétaire d’Etat dans notre pays? Est-ce si difficile d’être diplomates de premier rang pour vous les femmes? 

Pour ce qui des femmes ambassadeurs et, au-delà de tous les aléas évoqués plus haut concernant la femme dans la carrière diplomatique, leur nomination demeure un choix discrétionnaire et politique. A titre d’exemple, pour le mouvement des Chefs de Poste de 2015, sur 6 femmes diplomates (non administratives), exerçant actuellement la fonction de directrices au sein du ministère, une seule a été nommée ambassadeur et deux sont désignées comme consul (le plus bas dans l’échelle de responsabilité). Ces dernières ont environ 30 années d’état de service et ont occupé 3 postes à l’étranger, tandis que leurs collègues Directeurs et Directeurs adjoints, à fonction équivalente ou grade équivalent avec moins d’années de service, ont été nommés ambassadeurs et consuls généraux.

: «Sur 6 diplomates directrices au sein du ministère, une seule a été nommée ambassadeur et deux ont été désignées Consul…»

Pour les nominations politiques au poste de secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, je souhaiterais rediriger cette question aux 1,2 million de femmes qui ont voté Béji Caïd Essebsi et autant pour Nidaa Tounes, peut-être sauraient-elles mieux répondre!

Quels sont les principaux obstacles qui entravent l’évolution de carrière des femmes et comment les vaincre d’après vous?

1/Al Moughalata: il ne suffit pas de croire aux statistiques souvent aléatoires

2/ Les lobbies

3/ La volonté politique (les lois sur la parité et l’égalité dans l’exercice et la pratique)

4/ Et nous-mêmes, la Femme qui ne se défend pas.

L’un des principaux obstacles est en nous les femmes, jeunes et moins jeunes, d’une manière générale, quand on n’avance pas, on recule. Les femmes tunisiennes doivent avancer unies, sans céder un millième du champ qu’elles ont gagné, grâce à l’héritage trouvé qu’est l’Education, grâce au dur labeur de ses semblables et de ses aînées et, aller au-delà des croyances héritées ou subies: si une seule femme accepte la croyance selon laquelle la femme n’a qu’une place précise dans la société, nous ne pouvons pas avancer ou encore sauvegarder ce que nous avons acquis.

Quelles sont vos ambitions pour les 5 années à venir?

Rendre au ministère, à la diplomatie tunisienne et à notre petite famille de diplomates carriéristes ma reconnaissance pour tout ce j’ai reçu et ce que j’ai appris en apportant mon humble contribution à son rayonnement et en poursuivant l’œuvre de mes prédécesseurs: faire de la diplomatie tunisienne un phare dans la région et passer le témoin ou le relais aux jeunes diplomates en leur transmettant toutes nos valeurs, tout le savoir et l’expérience acquis pour qu’ils continuent leur route et leur mission diplomatique.

Bio-express

Maîtrise de langues italien et anglais, en 1983 Master 1 en sciences politiques en 2011

Entrée au MAE en 1989 comme secrétaire des affaires étrangères,

Poste à l’Ambassade de Tunisie à Rome (1993/98) et La Haye (2004/2007) ensuite Chargée d’affaires en pied à Stockholm  (2007/2009).

Conseiller en affaires étrangères en 1995 sur concours professionnel interne et de Ministre Plénipotentiaire en juillet 2007 par concours interne sur dossier.

Attaché de Cabinet du Ministre des affaires étrangères  entre 1998/2004 en tant que chef de division puis directeur adjoint en mars 2004.

 Octobre 2011, nommée Directrice pour la formation à l’Institut Diplomatique et en janv. 2013 Directrice pour l’Union Africaine.  Décembre 2014, je suis nommée Directrice Générale pour l’Afrique et l’Union Africaine. Maitrise Anglais et Italien, et parle Espagnol de base.