Mustapha Mezghani : «Avec Smart Tunisia, il y a risque d’avoir des chasseurs de primes que de véritables investisseurs»

Mustapha Mezghani, expert international spécialiste en TIC et entreprenariat, directeur du cabinet 2CW, a participé à différentes études et missions relatives aux incubateurs ou pépinières d’entreprises aussi bien en Tunisie qu’à l’étranger. Il revient en détails sur le projet «Smart Tunisia».

m-mezghani-01.jpgWMC: «Smart Tunisia», un projet contre lequel vous vous êtes mobilisé. Pourquoi?

Mustapha Mezghani: L’attrait de l’Offshoring en Tunisie, objectif de Smart Tunisia, est un projet ambitieux répondant à un besoin réel en Tunisie. Et c’est pour cela que je ne peux être contre. Dans mes différentes interventions, j’ai bien précisé que je ne s’y suis pas opposé. Cependant, il doit être entouré de toutes les conditions de réussite sans avoir d’impact négatif fort sur les entreprises existantes créatrices de valeur.

Beaucoup, comme moi, sont convaincus qu’il est impossible de résorber le stock de chômeurs dans notre pays sans des entreprises et des investisseurs étrangers. Au vu de la situation, je considère que la Tunisie doit être même preneur d’emplois précaires avec des entreprises qui diraient “j’ai besoin d’employer 5 ou 10.000 personnes sur deux ans!“. Cela nous ferait un répit de deux ans.

Pour moi, la loi 72 a été une grande innovation et une révolution en son temps. Malheureusement, elle a mal évolué par la suite. Quand elle a été mise en place, il n’y avait quasiment pas d’industrie dans le pays, elle a contribué à résorber le chômage mais elle est restée cantonnée à la vente de minutes de main-d’œuvre à basse valeur ajoutée alors que nous pouvions évoluer vers nettement plus de valeur ajoutée. C’est un décollage que nous n’avons pas pu faire et cela a créé une dichotomie dans le secteur industriel tunisien.

Vous craignez une évolution similaire dans les TIC? Votre crainte est de voir l’histoire se répéter?

Absolument. Mon exemple était pour expliquer le cadre historique dans lequel nous évoluons.

Je suis pour Smart Tunisia qui peut être salvateur pour la Tunisie, mais moyennant quelques aménagements. Il est vital que cette vision soit prédécédée de mesures particulières pour les entreprises tunisiennes. Aujourd’hui, toutes les incitations de Smart Tunisia les en excluent. Une entreprise tunisienne qui répond à toutes les conditions peuvent bénéficier d’avantages généraux mais nullement de celles de Smart Tunisia. Je refuse cette exclusion de fait!

Si cela est de nature à résorber le chômage pourquoi pas?

Personne n’a le droit de s’opposer à un projet dont l’objectif est la création d’emploi et la résorption de chômage. Néanmoins, les incitations qui existent dans Smart Tunisia encouragent à la création d’entreprises en TIC, Technologies de l’information, ou informatique.

Il est important de noter que nous avons très peu de chômeurs en TIC (informatique) -ces chômeurs sont principalement des techniciens supérieurs, qui ne représentent même pas 3% du total des chômeurs tunisiens. Notre véritable stock de chômeurs diplômés se trouve dans d’autres filières comme les langues, la gestion, le droit…, et ce ne sont pas les activités TIC qui vont employer ce stock de chômeurs.

Il faut alors s’orienter vers les activités ITES (IT enabled Services, services facilités par les TIC à l’instar des téléactivités, de la BPO, des télécentres,…). Or, pour bénéficier des incitations, le décret exige des entreprises du secteur ITES un nombre important d’emplois.

Pourquoi inciter la création de 50.000 emplois sur 4 ans dans une filière TIC qui n’a que 10 ou 15.000 chômeurs? Cela ne revient-il pas à pomper bien évidemment dans les entreprises qui existent et qui marchent? Pourquoi créer une forte demande qui va engendrer des hausses salariales, des débauchages, des dérèglements de coûts de production alors que l’urgence est ailleurs?

Au delà de cela, une entreprise étrangère qui vient créer 100 emplois ne va pas créer 100 emplois avec des techniciens «bleus». Elle a besoin d’expérience, de chefs de projets et autres. Dans notre secteur, il faut compter au moins 50% de gens expérimentés pour pouvoir encadrer des développeurs; Cela revient à tuer 5.000 emplois pour en créer 10.000. Le calcul est vite fait!

Mais cela ne va-t-il pas tirer l’ensemble vers le haut? Travailler avec une entreprise à l’international est un bond qualitatif dans un CV. Mieux encadrés, payés et un rajout de formation vont inciter les techniciens à plus de performances. N’est-ce pas par ce pari sur la qualité que la Tunisie peut se faire une place de premier choix dans le secteur des TIC au niveau international?

Convenant de quelque chose. Une étude a été faite au Maroc il y a quelques années sur la fuite des cerveaux dans le secteur TIC. Il a été montré que les informaticiens n’émigraient pas pour être mieux payés en premier lieu, mais surtout

(1) pour travailler sur des projets plus intéressants,

(2) pour l’environnement de travail

(3) pour une meilleure rémunération.

Les employés des entreprises internationales seront sûrement mieux payés et encadrés qu’avec les entreprises tunisiennes, certes. Cependant, ceci est inhérent à la qualité des projets réalisés par l’entreprise.

On a aussi souvent tendance à oublier que pour les entreprises étrangères, le chiffre d’affaires correspond souvent à leurs charges. Or, en tant que pays, n’avons-nous pas besoin d’emplois et de valeur ajoutée qui restent en Tunisie? Ces entreprises mieux soutenues peuvent devenir de vrais catalyseurs pour l’économie tunisienne.

En raison du problème de marché, les 300 à 600 entreprises TIC tunisiennes sont restées de petite taille et très peu emploient plus de 50 personnes. Certaines de ces entreprises tunisiennes sont exportatrices et d’autres ont un potentiel d’exportation important. Ce sont ces entreprises qui créent de la valeur ajoutée et la gardent en Tunisie. Si ces entreprises trouvaient les appuis nécessaires, elles seraient capables de dégager plus de valeur ajoutée et de créer de l’emploi, et beaucoup d’emplois.

D’ailleurs, Telnet est un cas parlant. Telnet a enfanté la compagnie Syphax Airlines jusqu’à son introduction en Bourse. La question est alors pourquoi avons-nous un seul Telnet?

Précisément. Pourquoi avons-nous un seul Telnet?

Telnet était une entreprise performante et a aussi bénéficié d’un environnement positif et de nombreux appuis. A nous de faire en sorte que d’autres entreprises bénéficient du même environnement et vous verrez les résultats. D’autres entreprises pourraient faire pareille si ce n’est mieux!

Revenons-en à Smart Tunisia. Un budget de 1,4 milliard de dinars a été prévu sur 5 ans, soit une moyenne de subvention de l’ordre de 28.000 dinars par emploi créé. Ca fait des possibilités énormes.

Et comment ! Multipliez le chiffre pour une entreprise qui crée 100 emplois, cela fait 2,8 millions de dinars. Donnez aux entreprises tunisiennes des marchés et des possibilités de cette envergure, sous forme de marchés, pas sous forme d’aides et de subventions, et vous verrez ce dont elles sont capables.

Mais il y avait bien un fonds, pris sur le CA des principaux opérateurs de téléphonie, dédié au marché national et qui est censé soutenir l’innovation?

Oui, le Fonds de développement des TIC. Jusqu’en 2013, le fonds de développement des TIC a principalement contribué à subventionner des entreprises publiques et certains événements comme l’ICT4All, en plus de certaines études et du RICTIC. Peu d’entreprises privées y ont eu accès.

Mais allons de l’avant! Sous insistance du secteur privé, avec l’appui particulièrement d’un membre de l’ANC, il y a eu une mobilisation contre ce quasi monopole. Un texte de loi a été proposé dans le cadre de la loi de finances 2012 et a été rejeté rien que parce qu’il était soumis par l’opposition alors qu’il avait été proposé en accord avec le ministre des TIC!

En décembre 2012, un petit comité soutenu par le ministre des TIC, Noomane Fehri (député Afek), Khalil Charfi (président INFOTICA) et moi-même avons passé une semaine pour arriver à la formulation d’un nouveau texte. Il s’agissait de plafonner la participation de ce fameux Fonds à 50% au profit des entreprises publiques. Ce qui est passé.

Nous avions aussi voulu une commission paritaire (privé-public) pour statuer sur l’utilisation des fonds ainsi qu’une équipe de gestion spécialisée qui gérera ce fonds disposant de plus de 200 millions de dinars. Pour le moment, ces dernières propositions ne sont pas passées.

Concrètement, qui est l’ordonnateur du fonds?

Quoi vous dire? En 2010, l’ordonnateur du fonds est passé du ministère des TIC à celui des Finances. Nous avons pu le faire retourner au ministère des TIC.

Quant à l’utilisation dudit fonds, il est malheureux de constater qu’il n’est pas vraiment utilisé, car il y a eu peu ou pas de projets soumis par le ministère des TIC aux dires du ministère des Finances.

Donc, si ce fonds ne faisait pas l’objet de propositions de projets pour le secteur privé, qu’est-ce qui changerait? Qui a les compétences pour juger de la pertinence d’un projet? Comment un privé doit-il opérer pour accéder à ce fonds auquel il a, du moins au niveau des intentons, droit?

Les bonnes intentions sont là mais…

Mais ce fonds n’est-il pas censé redonner d’une main au secteur privé national ce qu’on lui a ôté dans Smart Tunisia?

Jusqu’à maintenant, les financements accordés par le Fonds de développement des TIC sont assez limités et n’interviennent que sur la base de programmes. Parmi les types de programmes financés par le Fonds figurent le programme de certification de compétences ainsi que le RICTIC.

Smart Tunisia fera partie des programmes financés par le Fonds au moins partiellement. Sauf que Smart Tunisia a un coût total de 1,4 milliard de dinars sur quatre à cinq ans, soit plus de 300 millions de dinars par an. Je doute fort que le ministère des Finances, après avoir accordé un tel budget, acceptera d’accorder des financements pour d’autres programmes relatifs aux TIC, car cela pèsera lourd sur le budget de l’Etat.

Etes-vous sûr?

Certain. Et de toutes les façons, le ministère des Finances ne donnera pas un crédit supplémentaire. A ce jour, de décembre 2012 où la loi des finances a été publiée, rien n’a été fait pour consommer les Fonds de développements au profit du secteur privé à part l’ICT4All. Si en 11 mois, rien n’a été fait, pourquoi par la suite, les choses vont l’être? Je ne fais nullement de procès d’intentions mais je me pose la question.

De nombreuses voix, entre experts, opérateurs privés, syndicats, se sont élevées pour demander l’octroi des mêmes avantages aux entreprises tunisiennes qu’a celles étrangères sur le projet Smart Tunisia, toutes ont été considérées comme largement justifiées, mais n’ont pas fait l’objet de suite. Tout porte à croire que le ministère des Finances, en acceptant d’allouer un si gros montant à ce projet, n’aura nullement l’intention ni les ressources de développer d’autres programmes.

Mais cela revient à un crime avec préméditation?

C’est vous qui le dites!

Smart Tunisia est un projet très ambitieux. Cependant, vu comme il est actuellement formulé et le risque couru par les entreprises tunisiennes qui pourraient disparaître, il risque de transformer nos informaticiens en ouvriers. Beaucoup d’entreprises, dont la mienne, travaillent sur l’Afrique subsaharienne. Nous sommes compétitifs et avons une expertise et un vrai savoir-faire qui n’a rien à envier aux pays du Nord. Les entreprises tunisiennes y offrent des solutions complètes. J’ai des confrères qui affirment faire des marges importantes et j’avoue ne pas comprendre pourquoi affaiblir des entreprises aussi rentables au lieu de les encourager à se développer.

Vous parlez de compétitivité et d’expansion à l’international. Où se situe la Tunisie par rapport à son environnement régional, aux offres des pays voisins?

Nous sommes dans une situation critique en étant en avant et en arrière. La Tunisie a toujours été pionnière mais s’est limitée à cela. Elle n’a jamais su concrétiser et aboutir. Ce qui arrive dans le domaine des TIC est arrivé auparavant dans le secteur bancaire ou touristique. Nous restons frileux.

Pourquoi?

Rappelez-vous, la Banque tuniso-sénéglaise, une licence de banque en Afrique de l’Ouest. A qui a-t-elle été vendue? A Attijariwafa Bank (Maroc, NDLR), et regardez où en est cette banque actuellement.

Savez-vous que la Tunisie a eu le premier nœud Internet en Tunisie à travers l’IRSIT dans le temps? Les compétences de l’IRSIT ont formé une bonne partie des compétences des pays africains à Internet. Ensuite, les problèmes politiques ont pris le dessus, notamment avec la censure, et vous connaissez la suite!

Pour conclure, Smart Tunisia est une bonne mauvaise idée?

L’idée est excellente et répond effectivement à un besoin réel de notre pays. Maintenant, il y a un gap profond entre les intentions et le projet de loi actuel; les intentions sont nobles, mais le texte en est bien loin et risque de nous mener vers un résultat à l’opposé des intentions.

Par expérience, définir des objectifs est simple, mais définir la bonne stratégie qui permet d’atteindre les objectifs escomptés est bien plus complexe et difficile et nécessite de l’expérience et du savoir-faire dans le domaine. Surtout s’il s’agit de stratégies pays.

La rédaction de lois est aussi quelque chose de complexe surtout si elles contribuent à la mise en œuvre d’une stratégie. Si cette loi servira à attribuer des avantages et, par conséquent, servira de base pour contrôler que ces avantages ont été accordés à bon escient et que les bénéficiaires ont tenu leurs engagements. Il est encore possible de rectifier le tir et d’œuvrer à l’intérêt de tous. Un ensemble de recommandations a été fait dans ce sens par la profession.

La révolution ne se doit-elle pas d’être une opportunité de renforcement de la collaboration entre tous les acteurs? Que proposez-vous ?

Parmi les pistes d’amélioration, il serait plus profitable de faire de Smart Tunisia un programme plus attractif pour les ITES et d’avoir une échelle d’incitations et d’encouragements en fonction de la valeur ajoutée générée et du nombre de diplômés du supérieur employés en ciblant principalement les diplômes ou secteur où le stock de chômeur est le plus important, à l’instar des activités de BPO, des analyses financières, de l’extraction de données, d’analyses statistiques… voire des activités plus techniques qui ne sont pas en rapport avec l’informatique tels que du diagnostic médical, les travaux d’architecture, le commissariat au compte… Des activités à haute valeur ajoutée, demandeurs de diplômés du supérieur qui constituent le plus gros du stock de chômeurs en Tunisie.

D’un point de vue concret, Smart Tunisie est-il outillé pour faire la révolution du secteur étranger TIC en Tunisie? Les plus grands de ce monde vont-ils se bousculer au portillon?

Franchement, et comme je l’ai déjà dit en présence du ministre des TIC, la situation actuelle de la Tunisie ne lui permettra pas d’attirer des foules. Pire que cela, nous risquons d’avoir plutôt des chasseurs de primes que de véritables investisseurs! Ils risqueront donc de détruire les entreprises tunisiennes et de repartir, par la suite, là où ils auront de meilleures subventions.

Pour que les grands de ce monde se bousculent au portillon tunisien, il est nécessaire de commencer par sécuriser le pays et envoyer des signaux positifs vers l’étranger.