Tunisie – Belgacem El Ayari (SGA de l’UGTT) : “Les augmentations de salaires ne mettront pas en faillite le pays…”

belgacem-ayarui-ugtt.jpgDix ans en tant qu’employé dans le secteur privé, détaché à la centrale syndicale des travailleurs depuis 20 ans, Belgacem Ayari, secrétaire général adjoint chargé du secteur priv,é ne dissimule pas sa fierté d’avoir, en compagnie des membres du nouveau bureau exécutif de l’UGTT, pu initier de nouveaux rapports avec le syndicat des patrons: «Responsables, civilisés et consensuels dans l’intérêt du pays».

Entretien

WMC : Comment voyez-vous la relation de l’UGTT avec l’Etat?

Belgacem El Ayari : La relation de l’UGTT avec l’Etat dépend de sa réactivité face aux revendications des travailleurs qui représentent une grande partie du peuple tunisien. Les défendre, c’est aussi défendre le pays. Aujourd’hui, nous avons affaire à un gouvernement légitime issu d’élections libres et démocratiques, nous le sommes autant après le congrès de Tabarka, et à ce titre, nous appelons le gouvernement à mettre sur la table toutes les questions d’ordre socioéconomique en toute transparence et sans faux fuyants. Nous sommes les enfants du pays, nous ne venons pas de mars et nous sommes prêts à discuter de tout en toute clarté, sérénité et sollicitude.

Le thème le plus important se rapporte aux négociations sociales. Je ne pense pas du tout que l’augmentation des salaires dans la fonction publique et le secteur public causera une crise économique. La vie est devenue trop chère, l’augmentation des salaires permettra tout au contraire d’élever le pouvoir d’achat des citoyens, accroîtra la demande et redynamisera l’économie.

L’absence de contrôle sur les produits de consommation excepté les produits compensés qui ne représentent que 13% de l’ensemble des produits ainsi que le marché parallèle et la contrebande à l’origine de la fermeture de nombre d’entreprises, sont des dangers économiques mais pas l’augmentation des salaires.

Et qu’en est-il de vos rapports avec le secteur privé?

Avec le patronat, je suis très optimiste et je pense que nous arriverons à négocier des accords. Ce lundi nous avons une réunion avec le bureau exécutif de l’UTICA à la salle Ahmed Tlili à l’UGTT. Les dossiers à débattre se rapportent à l’augmentation des salaires et à la mise en place d’un pacte social entre nos deux organisations. Un pacte qui déterminera la nature des rapports entre nos deux organisations pour en définitive arriver à établir une relation constructive et responsable pour le bien de la Tunisie.

D’habitude les négociations sociales entre UGTT et patronat se font en présence du ministre des Affaires sociales. Qu’est-ce qui a changé depuis l’année dernière?

Profondément convaincus de la nécessité de renforcer le dialogue, nous avons estimé que les deux plus grandes organisations syndicales et les plus représentatives, celles des travailleurs et des patrons, devaient impérativement trouver des canaux de communication entre elles et en toute autonomie, pour pouvoir faire face aux difficultés par lesquelles le pays passe.

Depuis 40 ans que nous négocions ensemble, nous sommes passés par des tensions mais aussi par des périodes de stabilité et de calme, ce qui est naturel dans les relations patrons/travailleurs partout dans le monde. Ce qui est positif aujourd’hui, c’est que malgré la pression, les difficultés ou les désaccords qui ont pu avoir lieu entre l’UGTT et l’UTICA, jamais le dialogue n’a été rompu, et c’était d’autant plus important pour nous que le pays passe par des moments exceptionnels et la situation économique est délicate. C’est ce qui nous incite à trouver un terrain d’entente et faire le possible pour solutionner toutes les questions problématiques.

La nouvelle direction élue à la tête de l’UGTT, après le congrès de Tabarka, croit aux vertus du dialogue et des pourparlers civilisés et constructifs entre partenaires sociaux et au même titre avec les pouvoirs publics. Le dialogue représente, pour l’UGTT, un choix stratégique pour résoudre les problèmes existants et quelle que soit leur ampleur.

Certains entrepreneurs expriment leurs inquiétudes pour ce qui est du pluralisme syndical, ils ont peur d’être pris en otage par les trois syndicats existants sur la place. Qu’en pensez-vous?

Le pluralisme syndical est apparu juste après la révolution et en tant qu’UGTT, nous trouvons que c’est positif à condition qu’il ait été créé pour les bonnes raisons. Je m’explique: la CGTT, présidée par M. Habib Guiza, était active depuis des années déjà, elle est devenue officielle après la révolution et nous la respectons.

Dans les pays démocratiques, le pluralisme syndical émane de la conviction de ses artisans de mieux faire pour protéger les travailleurs, les bases syndicales et leur offrir le choix de leurs représentants syndicaux. Ce n’est pas toujours le cas dans nos pays, ainsi vous pouvez trouver un groupe de personnes qui avaient des responsabilités au plus haut niveau de l’UGTT et dont le passé n’est pas des plus reluisants pour créer un syndicat. Dans ce genre de cas, le pluralisme syndical n’assure plus son rôle de protecteur des intérêts des travailleurs mais il est plutôt orienté. Pour qui et par qui, je préfère ne pas m’exprimer à ce propos.

Ceci étant, je crois que les cas où différents syndicats se trouvent dans une même entreprise dans notre pays sont rarissimes. Nombreuses sont les entreprises privées où il n’y avait pas de syndicats et qui s’en sont dotées après la révolution comme Leoni Mateur ou d’autres sises à La Manouba. Nous ne nous inquiétons pas de ce coté là, nous sommes sûrs que la plupart des travailleurs finiront par regagner les rangs de l’UGTT après qu’ils ont découvert la réalité d’un syndicat tel que l’UTT. Ce sont pour la plupart des jeunes affiliés qui ne connaissent pas l’histoire du mouvement syndical dans notre pays, qui n’ont aucune idée sur les sacrifices des syndicalistes, leurs luttes et leur combat pour une vie meilleure; ils le sauront un jour et viendront naturellement chez nous.

En Espagne, vous pouvez trouver 3 syndicats dans une même entreprise. Avant de négocier avec le patronat, ces 3 syndicats s’entendent sur les revendications et se présentent avec une liste consensuelle pour discuter avec lui. Ceci étant, la logique que nous suivons aujourd’hui est de défendre autant les intérêts des travailleurs que ceux de l’entreprise. Car de sa survie et de sa réussite dépendent également la préservation des postes d’emplois et l’amélioration du niveau de vie des salariés.

Nous ne sommes plus dans les rapports conflictuels avec le patronat mais plutôt dans les accords consensuels. La paix sociale au sein de l’entreprise est importante sinon capitale.

Certains opérateurs privés estiment aujourd’hui qu’ils se font presque racketter par les syndicats de base alors qu’ils traversent une conjoncture difficile autant à l’échelle nationale qu’internationale. L’exemple le plus éloquent en la matière est celui du syndicat de Sfax que beaucoup décrivent comme étant un Etat dans l’Etat. Ne trouvez-vous pas qu’il y a des abus?

Entendons-nous tout d’abord sur le fait que notre pays a vécu une révolution. Il y a beaucoup de revendications qui sont logiques et attendues et d’autres qui ne le sont pas. En tant qu’UGTT, nous avons organisé des rencontres avec nos structures syndicales pour les encadrer et les sensibiliser à l’importance du dialogue en tant que choix stratégique pour préserver les centres de production et l’emploi.

Nous avons même encouragé nos bases syndicales à manager en toute indépendance les négociations avec le patronat pour qu’il n’y ait plus de centralisation. C’est d’ailleurs l’un de nos objectifs à terme.

D’un autre côté, nous reconnaissons que dans certains cas, l’UGTT n’a pas pu maîtriser toutes ses bases surtout après le 14 janvier. Il y a eu certains dépassements de la part de syndicalistes lesquels ont considéré qu’ils ont été exploités pendant des décennies et que les temps sont venus pour qu’ils reprennent leurs dus.

Nous avons un exemple édifiant en la matière, celui de la firme pharmaceutique «Adwya» de la famille Materi. Nous avons négocié pendant 6 mois pour résoudre définitivement les problèmes entre les travailleurs et la direction. Les premiers ont protesté contre le fait qu’ils n’avaient même pas de prime de risque alors que les promoteurs s’enrichissaient à vue d’œil. Les opérateurs privés oublient souvent que nous vivons une phase postrévolutionnaire et que les révolutions sont généralement faites par les plus démunis ou pour les plus démunis.

Avec de la bonne volonté, nous arrivons toujours à un terrain d’entente. Si vous comparez les 3 premiers mois de 2011 avec ceux de 2012, vous remarquerez que de 141 grèves, nous sommes descendus à 111 grèves qui n’ont pas toutes été effectives à moins de 60%. Nous avons pu parvenir à des accords convaincants pour toutes les parties en négociant ensemble, UGTT, patronat et inspections du travail…

Mais entre temps, il y a eu des milliers d’emplois de perdus… Les abus, les revendications excessives ont également des conséquences désastreuses sur l’emploi…

Et ceux qui ont été perdus l’ont surtout été dans des entreprises où il n’y a aucun encadrement syndical. C’est ce que nous voulons que les privés comprennent. Autant accepter la présence de représentants syndicaux encadrés par l’UGTT que de ne pas en avoir. 84 grèves déclenchées en 2011 ne l’ont pas été du fait de représentants syndicaux affiliés à l’un des syndicats actifs.

En tant que nouvelle direction de l’UGTT, nous sommes déterminés à renforcer notre présence au sein des entreprises et pas seulement dans les grands groupes. Car le tissu entrepreneurial dans notre pays est majoritairement composé de PME/PMI tout en sachant que près de 100.000 nouveaux affiliés ont adhéré à l’UGTT durant les 3 premiers mois de 2011, ce qui est considérable. Ce n’est toutefois pas suffisant, car 2 millions de personnes travaillent dans le secteur privé. Il y a des entrepreneurs qui licencient tout employé ayant osé créer un syndicat, et les exemples sont légion en la matière.

Nous plaidons pour un syndicat dans chaque entreprise, convaincus que nous sommes par le fait qu’à chaque fois qu’il y a un cadre syndical officiel, la pression sur la direction de l’entreprise diminue et nous arrivons entre partenaires sociaux à solutionner tous les problèmes qui peuvent se poser. Il est évident que les concessions se font de part et d’autre, mais il est sûr que tout le monde est gagnant; les entreprises qui ont fermé leurs portes ne disposaient pas de syndicats.

Il y a des exemples malheureux comme cette entreprise «Al Abouak» sise à Nabeul et appartenant à des Allemands. Cette entreprise, qui emploie près de 300 personnes et qui a gagné de l’argent pendant 30 ans, a préféré fermer ses portes et rentrer dans son pays d’origine. Devinez pourquoi? Pour bénéficier d’un fonds de compensation consacré en Allemagne à tous leurs investisseurs à l’étranger qui traversent une crise. Profitant du climat révolutionnaire, l’investisseur allemand qui n’en a pas souffert du tout a prétexté des grèves et des dégâts inexistants et est rentré récupérer le dédommagement. Comment devons-nous réagir face à ce genre de situation selon vous?

Comment voyez-vous la relation entre patronat et syndicat, d’autant plus que vous dépendez les uns des autres?

Le principe est que les travailleurs aient leurs droits et qu’ils assurent au niveau de la productivité, de la présence, de la compétence et la qualité du produit. Nous sommes conscients que dans un monde concurrentiel, le travailleur est autant responsable que le patron pour la préservation de l’entreprise. Ce qui est sûr, c’est que là où il y a une entente entre syndicats et patronat sur les obligations et les devoirs des uns et des autres, il ne peut y avoir de problèmes.

Nous ambitionnons en tant qu’UGTT, et comme je l’ai déjà dit, que chaque syndicat devienne autonome et négocie au niveau de son entreprise pour que la centrale planche sur d’autres questions autrement plus importantes. Comme discuter du SMIG, des dossiers nationaux comme la sécurité sociale, le code du travail, la loi sur les associations, l’emploi, les impôts et même les libertés et les politiques publiques.

Pensez-vous que la création de fonds sociaux au sein des grandes entreprises tout en discutant pour qu’ils soient non imposables ou carrément prélevés sur les impôts peut servir à rasséréner le climat social?

La politique des fonds sociaux existe surtout dans le secteur public et rarement dans le secteur privé. Ces fonds peuvent être utiles à plus d’un titre car ils peuvent réduire la pression sociale. Les patrons et les travailleurs peuvent y participer sacrant ainsi de beaux exemples de politiques sociales, mais ils ne doivent en aucun cas se substituer aux Caisses de sécurité sociales. L’Etat doit remplir son rôle de protecteur des travailleurs. Vous savez que pour encourager l’investissement, l’Etat offre d’assurer elle-même la couverture sociale des salariés et sur une période de 5 ans. Ces décisions mettent en péril autant la CNSS que la CNRPS.

Qu’est-ce qui cloche d’après vous dans les Caisses de sécurité sociales et comment expliquer leur incapacité à assurer?

Ce n’est pas en augmentant le nombre d’affiliés aux Caisses sociales que nous pourrions résoudre leurs difficultés, il faut mettre en place une stratégie de restructuration et de réformes de ces Caisses.

Lorsqu’on a voulu élever l’âge de la retraite à 62 ou à 65 ans, vous avez opposé votre véto en tant qu’UGTT…

C’est Ben Ali qui avait suggéré ce plan avant de faire marche arrière. La proposition était d’élever l’âge de la retraite à 62 ans, nous avons refusé et mené campagne contre cette décision sur tout le territoire national. La première raison en est que nous n’avons pas été associés en tant que partenaires sociaux à cette décision, deuxièmement, nous estimons que la gestion de ces Caisses ne doit plus être assurée par des fonctionnaires de l’Etat.

La CNSS est une Caisse qui est financée par le patronat et en grande partie par les travailleurs, pourquoi voulez-vous que nous y figurions en tant que comparses alors que l’Etat gère ces capitaux à sa guise sans revenir vers nous et prend les grandes décisions sans nous consulter?

C’est la mauvaise gestion de l’Etat qui a mené à la faillite des Caisses sociales. En tant que partenaires sociaux, nous ne participons à aucune décision. Il doit par conséquent assumer ses responsabilités.

Il est grand temps aujourd’hui pour que nous asseyions tous autour d’une table, que nous traitions dans le détail les problèmes des Caisses sociales et proposions des solutions concrètes et réalistes pour les restructurer. Et comme en France, il faudrait qu’elles soient gérées par les partenaires sociaux sous l’égide de l’Etat, et s’il y a défaillance, c’est à la justice de trancher, même si je suis sûr que sous notre responsabilité, les Caisses sociales s’en sortiront saines et sauves. Si patrons et travailleurs estiment qu’il est de leurs intérêts d’ajouter l’âge de la retraite ou les redevances sociales, ça sera leur propre choix et non celui d’un Etat qui n’a pas su gérer les fonds sociaux.

La Caisse de compensation est aussi problématique que les Caisses sociales. Estimez-vous que tout le monde doive en profiter, aussi bien le riche que le pauvre?

Tout le monde profite de la compensation dans ce pays, même le touriste quand il vient chez nous. L’Etat doit s’attaquer au plus tôt à ce dossier gravissime. La Caisse de compensation doit aider les classes démunies et pas tout le monde.