ATAF : L’impact de la crise financière internationale sur le marché

L’Association Tunisienne de l’Analyse Financière, ATAF, a
organisé le 24 novembre 2008 une table ronde sur le thème de l’impact de la
crise financière internationale sur le marché financier tunisien. Elle a convié
ainsi à débattre des intervenants opérant sur la bourse de Tunis et représentant
les différents acteurs du marché financier tunisien, à savoir les intermédiaires
en bourse, les analystes financiers, les émetteurs, les banques, les agences de
notation et un gestionnaire de fonds étrangers.

Animée par M. Ahmed Ben Jemaa, Vice-président de l’ATAF et Directeur Général de
Smart Finance, la table ronde a réuni M. Fadhel Abdelkéfi, Directeur Général de
Tunisie Valeurs, M. Adel Grar, Président de l’Association des Intermédiaires en
Bourse (AIB) et Président-Directeur Général de Amen Invest, M. Férid Ben Brahim,
Directeur Général d’Axis Bourse et Président de l’ATAF, M. Ikbel Bédoui,
Directeur Général de l’agence de notation Fitch North Africa, M. Houssein
Mouelhi, Directeur Général Adjoint de Amen Bank et M. Mohamed Salah Frad,
Directeur de l’Asset Management à United Gulf Financial Services – North Africa.

Trois principaux thèmes de discussions sont ressortis de ce débat. D’abord, les
répercussions récentes subies par le marché financier tunisien suite à la crise
financière internationale, ensuite son impact à plus long terme sur les
spécificités du marché financier tunisien, et enfin, son impact plus particulier
sur la communication financière des sociétés cotées.

 

Premiers impacts de la crise internationale constatés sur le marché
financier tunisien ?

Prenant la parole en premier, M. Fadhel Abdelkéfi a fait le constat d’une
baisse du  rendement annuel de la Bourse de Tunis de 12 points par rapport au niveau
atteint à la fin du mois d’Août 2008, ce qui ramène la performance depuis le début
de l’année à environ 15%, soit la deuxième meilleure performance sur les bourses
mondiales. En ce qui concerne les investisseurs étrangers, il a rappelé que la bourse
tunisienne  restait, malgré tout, relativement peu ouverte aux investisseurs
étrangers et que ces  derniers n’ont d’ailleurs investi que dans un nombre limité de titres. M.
Fadhel  Abdelkéfi a aussi précisé qu’il faut distinguer entre les fonds
d’investissement  spécialisés sur l’Afrique et les fonds MENA (Moyen Orient et Afrique du
Nord) qui eux ont été plus touchés par la crise à cause de la forte baisse des
marchés du Golfe et du continent indien. Ces derniers ont dû liquider leurs positions à cause
d’une forte pression sur leurs actifs mais ces ventes ont pu être absorbées par de
gros investisseurs locaux.

Revenant sur les statistiques sur les investissements étrangers en
portefeuille qui font  état d’un bilan 2008, jusqu’à fin Octobre, de flux acheteurs de 290 MD et
de flux  vendeurs de 210 MD, avec néanmoins une concentration des ventes sur les
mois de Septembre et Octobre, M. Fadhel Abdelkéfi a rappelé la concentration de
ces ventes  sur deux valeurs (BT, BIAT) qui ont toutefois trouvé une contrepartie
sans trop de difficultés.

Pour M. Adel GRAR, jusqu’à présent, les opérateurs ne ressentent sur le
marché tunisien que de la frilosité, qu’ils essayent de contenir par de la
transparence (série de réunions d’informations par les émetteurs). Globalement, il convient
également que le marché tunisien n’a pas subi de problèmes de liquidité dans les
sorties des étrangers du capital de certaines sociétés et estime que le marché de
bloc a correctement fonctionné.

Pour lui, la bourse de Tunis est restée à l’abri de la crise mais pour de
mauvaises raisons qui sont essentiellement le faible degré d’ouverture du marché
tunisien. Quand on vise à attirer les investisseurs étrangers, il est normal que
notre marché devienne de plus en plus corrélé au marchés boursiers mondiaux, car les
étrangers apportent de la corrélation. Ainsi, selon lui, il faut d’ores et déjà
repenser l’avenir et adopter au moins une vision régionale de l’ouverture du marché. Car, à
trop rester protégé, et compte tenu de la structure du marché que cela induit (trop
fort pourcentage de particuliers), la bourse de Tunis n’aura pas de réactivité
suffisante et risquera de rater la reprise.

Revenant sur les fonds d’investissement étrangers, M. Férid Ben Brahim a
précisé que les investissements étrangers sont concentrés sur 5 à 6 valeurs et
que jusqu’à présent les sorties réalisées sur le marché se sont plutôt bien passées.
Même si ces fonds ne représentent en réalité que 4 à 5% de la totalité de la
capitalisation boursière, leur poids est important sur les valeurs où ils interviennent.

Pour M. Ikbel Bédoui, l’impact de cette crise financière internationale
sur les sociétés notées est différent selon qu’il s’agisse de sociétés industrielles ou
commerciales, pour lesquelles le lien direct n’est pas encore mesurée pour le moment,
et les sociétés financières, qui sont épargnées du fait de la forte protection dont elles
bénéficient. Pour autant, il est bien évident pour lui que la sphère économique, et particulièrement les sociétés exportatrices, vont voir leur activité
impactée au fur et à mesure, ce qui, bien évidemment, ne manquera pas d’affecter les banques à
leur tour.

Justement, pour M. Houssein Mouelhi, les quelques canaux de transmission
de la crise internationale, telle que perçue par le banquier, seraient essentiellement l’épargne des travailleurs tunisiens à l’étranger et les
recettes des sociétés à l’export. Pour l’instant, rien de négatif n’a été mesuré sur
ces deux canaux. D’autant que la bourse de Tunis est une bourse encore naissante, qui ne
contribue que très peu au financement des entreprises. Par contre, la crise a été
ressentie selon lui, et cela depuis un certain temps, du coté des financements en
devises, car la crise se transmet toujours par les liquidités.

Pour la suite, il convient que c’est le round économique qui est beaucoup
plus difficile à saisir car le risque de resserrement de la demande à
l’international est présent, surtout du fait de la caractéristique du marché tunisien, à
savoir une faible ouverture financière mais une forte ouverture économique. Il faudra sans
doute, pour lui repenser la stratégie industrielle (par exemple l’industrie
mécanique & automobile, qui touche le fond actuellement à l’international).

M. Mohamed Salah Frad a commenté la stratégie des fonds d’investissement
du Golfe, face à la crise, en termes de placement sur le marché tunisien.
Pour lui, après une baisse de seulement 10%, le marché tunisien est toujours attractif comparativement à des marchés qui ont baissé de 50%. L’explication de cet
écart au niveau de la baisse est simple : dans le MSCI arabe, principal indice
régional, l’exposition de la bourse de Tunis est de 0,34% et les cinq plus
importants fonds d’investissement ont 0% d’exposition sur la Tunisie. Pourtant, la Tunisie
est perçue comme un marché « frontière », similaire aux marchés de l’Europe de
l’Est, et non plus émergent. Un marché « frontière » présente 3 caractéristiques qu’on
retrouve en Tunisie : une économie saine et croissante, des titres cotés qui ont un
potentiel de croissance important et une faible corrélation avec les autres marchés
(peu de participation étrangère).

Les impacts à plus long terme sur les spécificités du marché financier
tunisien ?

M. Ahmed BEN JEMAA soulève la question des caractéristiques du marché
financier tunisien et ses faiblesses. La crise actuelle ne risque-t-elle pas
d’accentuer ces faiblesses ? Par exemple, les investisseurs institutionnels ne vont-ils
pas être encore plus averses au risque du marché des actions ? Leur implication tant
attendue dans le marché financier ne va-t-elle pas être encore retardée ?

Pour M. Fadhel Abdelkéfi, le comportement des investisseurs
institutionnels reste inchangé, même par temps de crise. A titre d’exemple, il n’y a, sur la
place, aucune compagnie d’assurance qui confie la gestion d’une partie des fonds
qu’elle détient à un gestionnaire de portefeuille externe, et les rares fois où elle a
recours à la bourse, c’est pour investir en Bons d’Etat. En revanche, il estime que le marché
compte aujourd’hui une nouvelle catégorie d’investisseurs «
quasi-institutionnels », composée de groupes familiaux disposant de liquidités et qui ont acquis
le mode de fonctionnement des investisseurs institutionnels, en plaçant en bourse à
long terme. Le problème des SICAV en période de crise est qu’elles doivent faire face
à des rachats massifs de leurs souscripteurs et c’est pourquoi, la meilleure
réponse à cette situation est pour lui la création de fonds d’investissement fermés.

Abondant dans le même sens d’idée, M. Adel GRAR considère qu’il faut
classer les investisseurs selon l’horizon de placement. Peu importe pour lui qu’ils
soient particuliers ou institutionnels, tant que c’est l’épargne longue qui est
orientée vers la bourse. Il faut ainsi promouvoir des nouveaux produits adaptés et ayant
un horizon de placement à long terme afin d’avoir un marché efficient capable
d’anticiper les crises. En ce sens, le lancement des deux FCP des banques publiques et
des compagnies d’assurance est une réponse adaptée mais tardive. On avance
certes, mais lentement.

M. Mohamed Salah Frad estime qu’il faut justement profiter de cette crise
pour développer des produits adaptés. Ainsi, côté demande, des fonds fermés à
long terme doivent être encore lancés. Côté offre, si la crise pourrait
impacter négativement les futures émissions d’actions, il est grand temps
d’utiliser des produits comme l’emprunt obligataire convertible en actions, prévu par la réglementation mais peu utilisé en pratique. Un travail de vulgarisation
doit ainsi être entrepris pour dépasser la crise.

Pour M. Férid Ben Brahim, la crise actuelle est très particulière et peu
comparable aux crises précédentes. Elle met surtout en lumière le problème
structurel de la faible attractivité de la bourse de Tunis. En effet, les entreprises tunisiennes
ne peuvent se financer que sur le marché boursier local où, malgré les incitations qui
leur sont accordées, elles n’y ont qu’un très faible recours. Pour les épargnants,
il s’agit de la faible présence déjà maintes fois soulignée d’investisseurs
institutionnels.

Pour M. Ikbel Bédoui, la crise actuelle pose le problème des conditions
peu avantageuses de l’endettement sur les marchés internationaux, ce qui va
peut-être ramener les grandes entreprises (GCT, ETAP) à lever des fonds sur le
marché local. En ce sens, les efforts qui ont été faits jusque là pour renforcer les
fonds propres des banques ont été payants pour limiter les impacts de la crise sur la
solvabilité des banques.

M. Houssein Mouelhi partage cet avis en rappelant que les banques
tunisiennes ont toutes travaillé à l’assainissement de leurs créances classées. Si cette
crise, qu’il qualifie de « molle et de type japonais », était appelée à durer, il est
prévisible que le taux de ces créances classées va augmenter. Ainsi, pour éviter la
situation de durcissement du crédit bancaire, les établissements bancaires doivent
être mis en confiance par la réinjection de liquidités pour qu’ils continuent à
accorder des crédits aux entreprises et aux ménages. La question de la liquidité est ainsi au
coeur des réponses à la crise actuelle, et en cela HM estime que les intermédiaires
en bourse tunisiens ont su trouver de la liquidité pour répondre aux ventes massifs
massives des investisseurs étrangers et éviter ainsi la crise d’illiquidité qui,
cette fois-ci, n’a pas eu lieu sur notre bourse.

Enfin, pour M. Fadhel Abdelkéfi, le marché boursier a prouvé que la
demande locale permettait d’absorber des offres de titres de plus en plus importantes,
comme le prouvent les taux de souscription aux dernières introductions en Bourse.
Ceci est de nature à rassurer sur les prochaines émissions de titres qui, effet de
crise oblige, risquent de ne pas être souscrites avec les mêmes taux ni d’attirer
autant de fonds étrangers, mais seront certainement et très clairement clôturées. C’est
donc le moment de démarcher le fort tissu d’entreprises familiales dont le
fondateur est en âge de passer le flambeau et qui sont également en phase
d’investissement, pour se faire coter en bourse. Se pose par contre, pour lui aujourd’hui, la
question de la valorisation, puisque le niveau de PER actuel du marché (11) impose des
prix d’introduction moins élevés. A ce niveau de PER, le marché tunisien
redevient attractif pour les fonds étrangers qui restent actifs sur la zone, reste
la question de la faible capitalisation de la place de Tunis, qui l’empêche de faire partie
des indices régionaux, alors que la plupart des fonds étrangers ne gèrent que par
rapport à ces indices. D’où tout l’intérêt de l’introduction en Bourse des grandes
entreprises publiques.

Pour M. Férid Ben Brahim, la nécessité de faire de nouvelles importantes privatisations via le marché de la Bourse est impératif pour élargir la
capitalisation boursière du marché tunisien, sans quoi, lorsque la reprise sera là à la
fin 2009 ou en 2010, le marché tunisien sera mis à l’écart par les fonds qui «
survivront » d’ici là.

L’impact de la crise financière internationale sur la communication
financière des sociétés cotées ?

M. Ahmed Ben Jemaa interpelle les intervenants sur le risque de voire
l’information financière devenir plus rare par temps de crise et sur la manière dont la
place, et surtout les analystes financiers, doivent faire face à ce risque.

Pour M. Fadhel Abdelkéfi, les émetteurs se sont manifestés très
rapidement et ont répondu positivement à la demande de l’AIB de tenir des réunions de communications financières avec les analystes financiers. Plus de 15
réunions ont ainsi été organisées, et c’est souvent le top management qui est venu
expliquer l’impact de la crise sur son activité et ses performances, et
éventuellement sur les projets d’investissement prévus. Il cite, entre autres, Poulina Holding
Group dont la réunion d’information a, selon lui, permis de rassurer et d’éclairer les
analystes sur les perspectives et de confirmer la réalisation du résultat prévisionnel
annoncé dans le prospectus d’introduction.

Interrogé sur la trentaine d’autres sociétés qui n’ont pas encore tenu de
réunion d’information, M. Adel Grar rappelle que la communication financière
n’est pas le métier principal d’un émetteur et qu’elle constitue pour lui un coût
supplémentaire. A ce titre, il constate que le degré de communication d’un émetteur est
corrélé au montant des fonds qu’il a levé sur le marché financier et à l’intérêt
porté par le marché à la société. Il existe donc selon lui une logique de
donnant-donnant avec le marché, pour ce qui est de la communication et du soin qui lui est
accordé par l’émetteur. C’est ainsi que les sociétés qui ont le mieux répondu à
l’appel de l’AIB pour tenir des réunions d’information, sont celles qui ont levé le plus
de capitaux, soit pour leur l’introduction en Bourse, soit pour des augmentations de
capital ennuméraire. C’est donc là où les motivations des émetteurs à se faire
coter vont influencer sur la qualité de leur communication financière.

Il constate par ailleurs que les sociétés cotées ne sont souvent pas
structurées pour produire une information financière exhaustive et la délivrer au marché à
temps. Il ne s’agit donc pas de rétention volontaire d’information mais de manque
de sophistication et d’organisation pour garantir une communication
financière de qualité. Par conséquent, l’information est souvent délivrée de manière
informelle et anarchique, en dehors des règles, et devenir involontairement une
information privilégiée des informations privilégiées. L’amélioration de la
communication des sociétés passe donc impérativement par l’amélioration du processus de
fabrication de l’information financière et de l’organisation de sa diffusion, ainsi que
par la fixation d’un calendrier de réunions, permettant ainsi de développer ce qu’il
appelle une justice boursière avec une égalité et une simultanéité d’accès à
l’information.

De son côté, M. Férid Ben Brahim se félicite également de la bonne
réponse des émetteurs à l’appel de l’AIB, en remarquant que, depuis le déclenchement
de la crise financière, il s’est tenu plus de réunions d’information à Tunis qu’à
Paris. S’il considère que les indicateurs trimestriels sont malgré tout un acquis
pour la place, permettant aux analystes de suivre leurs prévisions de résultat, il
estime que les émetteurs manquent encore d’équipes dédiées à la communication financière
ainsi que de stratégie de communication. Ainsi, par exemple, la société
TUNISAIR vient de publier, avec trois mois de retard, des états financiers semestriels
affichant une perte, sans aucune explication ni communication. Sur d’autres places
boursières, les émetteurs font appel à des professionnels de la communication financière
pour les accompagner dans leur communication et des accords entre les analystes et
les émetteurs permettent de fixer conjointement, longtemps à l’avance, des
calendriers de communication. C’est d’ailleurs là le rôle que compte jouer l’ATAF, en collaboration avec l’AIB, pour travailler avec les émetteurs à la mise en
place d’un planning de réunions d’information pré-établi. En cela, d’ailleurs, M.
Ali Ben Ali, ancien PDG de la société Alkimia, a longtemps été un exemple de rigueur
et de régularité par ses réunions d’informations trimestrielles.

En guise de conclusion, et sur la base des points de vue exprimés par
l’ensemble des intervenants, M. Ahmed Ben Jemaa a noté qu’il est encore trop tôt pour se
prononcer sur l’impact prévisible de cette crise sur le marché financier. Néanmoins
a-t-il ajouté, il ressort de ce débat, qu’en dépit de réels progrès, le marché financier
continue de souffrir de certaines faiblesses structurelles (faible développement de
la demande institutionnelle, étroitesse du marché, lisibilité de l’information
financière…) pour les quelles des solutions adaptées ont été préconisées mais toujours pas
mises en oeuvre. Paradoxalement, cette crise pourrait constituer une aubaine pour
rectifier le tir et aller de l’avant dans l’impulsion et le développement du marché financier
tunisien.