Mahfoudh Barouni, DGA de la Best Bank : « La finance islamique possède une dimension morale qui n’existe pas ailleurs »

La finance islamique pourrait-elle se substituer aux systèmes
bancaires et financiers en usage dans le monde et qui à force de spéculation ont
mené l’idéologie capitaliste du laisser faire laisser passer à la faillite ?

Le point avec Mahfoudh Barouni, un vieux routier des finances islamiques et un
expert incontournable dès qu’il s’agit d’en parler.
 

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Quelles
sont les spécificités de la finance islamique et qu’est ce qui fait
aujourd’hui qu’elle reste à l’abri des soubresauts de la crise financière
internationale ?

Mahfoudh Barouni : La finance islamique est une finance que j’appelle moi
moralisante. Les pratiques de cette finance sont soumises à une morale.
L’islam est un tout. Il est divin et permet de gérer tout ce qui touche à la
vie terrestre partant de la famille, des relations entre les personnes et
arrivant à la gestion de la vie économique y compris les transactions et les
activités du marché. Il préconise des relations qui se basent sur l’équité
et l’honnêteté. Toute transaction non équilibrée au niveau des chances
qu’elle accorde aux contractants, et qui peut susciter un conflit ou un
déséquilibre au niveau des intérêts, est annulée et considérée comme fausse
et non-avenue. Les finances islamiques excluent catégoriquement la
spéculation. On ne spécule jamais sur le gagne pain des gens car il y va de
leur survie. Jamais on ne tolèrera que certaines personnes prêtent de
l’argent et soient remboursées avec des intérêts.

De l’autre côté, le système financier international repose principalement
sur une doctrine bien déterminée qui s’appelle profits. Chaque dirigeant
d’une institution financière est obnubilé par le profit pour répondre aux
vœux des actionnaires et des partenaires. Dans cette recherche absolue du
gain on ne s’est pas posé la question si on faisait de l’argent avec ou sans
développement économique réel. Cette doctrine a encouragé le développement
d’un phénomène de gestion et de mouvement de fonds que j’appellerai moi une
« bulle » financière réellement éloignée de la sphère économique réelle et
des projets de développement connus et reconnus. L’économie réelle est bien
évidemment liée directement à la finance, elle exige même pour la nourrir
des sources de financement. Ce qui a existé à ce jour, est qu’une partie
seulement des capitaux financiers qui sont gérés par la « bulle » financière
est dirigée vers l’économie réelle. La plus grande partie reste, elle,
consacrée à des produits purement financiers. Les fonds tournent 40 à 50
fois plus vite en comparaison à ceux qui sont injectés dans la sphère
économique réelle. Comment réussi t-on à développer autant d’activités au
sein d’activités purement financières ? En lançant des produits purement
fictifs qu’on appelle par exemple « Option » « Futures », c’est presque du
casino, je joue sur la variation de l’indice boursier entre telle période et
autre ou sur le prix des titres sur le marché de Londres où, par exemple, on
a développé un produit appelé options qui se vend, qui s’achète, qu’on
négocie. Mais derrière toute cette dynamique qu’est ce qu’il y a ? Rien.

Dans la finance islamique L’argent généré par les transactions réalisées
doit toujours être recyclé dans le financement des activités de l’économie
réelle.

Pourquoi définissez vous les transactions dans le secteur financier comme
étant des jeux de casinos ?

Lorsqu’on compare les produits bancaires de ce que nous appelons les
dérivatifs avec un casino, je ne vois pas une grande différence. Sauf que
dans un casino, les joueurs sont conscients qu’il y a un gagnant et un
perdant et la plupart du temps, il y a un seul gagnant appelé le casino.
Dans tout ce qui est spéculation par le biais de produits dérivatifs comme
les futures et les options, les joueurs qui optent pour ce genre de
produits, ne sont pas ceux qui possèdent l’argent. Il y en a qui peuvent
perdre et d’autres qui peuvent gagner mais en tout état de cause, la banque
gagne à tous les coups en tant que manager en se faisant des marges sur la
gestion de ces fonds. La crise n’est pas née d’hier, en 1987,1988 il y a eu
une crise. Un Français, prix Nobel de l’Economie a dit clairement dans un
article publié sur le journal le « Monde » en 1989 que lorsque la sphère
économique réelle est éloignée de la finance, il y a risque d’effondrement
de l’économie et que s’il y a une jonction entre les deux, on n’aura pas de
crise. Dans son article il préconisait déjà le retour à la notion de la
finance islamique qui est le garant de la juste répartition des richesses,
et là où sont bannis tous les réflexes de création de richesses fictives,
pas de spéculation, pas de complaisance, pas de comportement cavalier…

Comment voyez-vous les choses en tant qu’expert de la finance ?

L’argent ne doit pas circuler s’il ne touche pas à une transaction
réelle. Dans une banque islamique, on ne prête jamais de l’argent en
contrepartie de l’argent. L’argent ne produit pas de l’argent. L’argent doit
être recyclé dans la sphère économique pour le financement de projets réels,
prise de participation dans des activités économiques ou des actions de ‘‘Mourabaha’’
ce qui veut dire achat comptant, vente à terme. Lorsque nous prêtons de
l’argent à une personne qui a lancé un projet, chaque retard de règlement
implique des intérêts de retard qui ne peuvent être réintroduits dans le
capital de la banque ou répartis entre les épargnants. Ils sont destinés à
des projets d’intérêt général. ‘‘Ma’lon la sahiba lahou yadhhabou ila baiti
mali el Moslimin’’ « L’argent que personne ne possède doit aller dans les
caisses de l’Etat et doit être destiné à l’intérêt général ».

Si la banque islamique ne peut pas profiter des intérêts engendrés par
les prêts et les financements comment est ce qu’elle peut survivre ?

Tout d’abord il faut savoir qu’à la base des finances islamiques, il y a
un principe, c’est celui de pas de revenus sans risques. Des revenus sans
risques sont des revenus illicites. En contrepartie de quoi, nous gagnons de
l’argent ? Dans une logique d’offres et demandes sur un marché, c’est cette
loi qui détermine ce qu’il y a à gagner ou à perdre. Mais ceux qui gagnent à
tous les coups ne peuvent être intégrés dans un circuit réel, car ils ne
prennent jamais de risques. Nous participons au financement de projets de
l’économie réelle, ceux qui accordent des prêts le savent et sont conscients
que ces projet peuvent échouer, ceux qui les contractent savent que ceux qui
les ont financés ont une part des gains et c’est en tout bien tout honneur.

En règle générale, en économie, on se dit que lorsqu’il y a une richesse
qui a été créée, elle doit être répartie équitablement entre tous les
facteurs de production. Qui dit facteur de production dit main d’œuvre,
capital, équipements et bien sûr le public par le biais des impôts, des
taxes et autres.

Lors de la dernière crise, on a relevé que les banques font de
l’intermédiation avec l’argent des autres et créent des produits pour en
gagner plus et ça ne les a pas empêché de tomber en faillite.

Parlons des subprimes, ces produits posent un grand point
d’interrogation, des congressmen américains ont déjà crié au scandale avant
le déclenchement de la crise. Les agences de rating ont mal évalué la
situation de certaines banques. Qu’est ce qui nous assure qu’il n’y a pas eu
des connivences et des complicités entre certaines banques et des agences de
rating ? Des agences qui orientent les investisseurs à investir dans tel
produit plutôt qu’un autre ou choisir telle banque plutôt qu’une autre. Les
autorités financières ont réagi très tardivement. Et pourquoi ceux qui ont
toujours revendiqué l’ultralibéralisme, ont-ils demandé aux Etats
d’intervenir? Qui va et qui est en train de payer les pots cassés
aujourd’hui ? C’est le contribuable international. Nous ne pouvons pas
mesurer encore l’étendue du cataclysme suite à tous ces mauvais choix. Où
est la justice dans ce qui est arrivé et qui a pour conséquences la ruine de
millions de personnes sur toute la planète ? Qui est ce cerveau qui a
imaginé un système aussi sophistiqué que vorace qu’il a fini par le dépasser
lui-même ? Le système actuel profite à un groupe de personnes qu’on ne voit
même pas.

Pensez-vous que le système capitaliste est prêt à revoir les règles
sacrosaintes de libéralisme financier ?

Il est évident que pour parer à ce genre de crise dans l’avenir, les
systèmes capitalistes vont mettre en place des mécanismes de verrouillage
qui leur permettront désormais de tracer des lignes rouges par rapport à
toute création abusive de produits fictifs. Il exigera des agences de
notation plus de rigueur dans l’évaluation et des produits et des marchés
financiers. Ces agences ont perdu beaucoup de leur crédibilité, voyez ce qui
s’est passé avec Arthur Anderson il y a deux ou trois ans et cette année
Enron qui sont des géants et qui ont perdu leur crédibilité. Je ne serais
pas étonné d’entendre dire un jour que de grands actionnaires texans ou ceux
de la banque Lehman Brothers avaient déjà retiré leur argent et l’ont mis
dans des banques aux îles Cayman. Ce sont des agents avertis qui ont du voir
venir la crise. Nicholas Sarkozy a dit que lorsqu’une institution financière
marche, on crie à la victoire on exprime notre approbation à la direction et
on la félicité pour la qualité de son management. Mais lorsqu’elle failli,
il faut aujourd’hui juger les responsables. Le problème aujourd’hui, c’est
que non seulement on n’arrive pas à cerner les responsabilités mais les
hauts dirigeants qui gagnent des sommes colossales à l’année vont
revendiquer des indemnités de 20 millions de $ ou d’Euros. Après avoir fait
chavirer le navire, ils exigent des compensations. Qui doit payer aujourd’hui ?

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