Que répondre ? Comment réagir lorsque vous marchez dans la rue et que des passants reconnaissant en vous une journaliste vous interpellent en disant : “Madame, pourquoi vous ne dites pas que tout ne va pas dans le meilleur des mondes dans notre pays ? Pourquoi vous ne parlez pas de notre pouvoir d’achat qui s’érode de plus en plus ? Pourquoi vous ne dénoncez pas le départ de nos enfants à l’étranger parce qu’ils désespèrent de leur pays auquel ils n’arrivent plus à s’identifier ?”

Votre sentiment à l’instant même où on vous assène reproches et accusations est un sentiment d’impuissance face au désespoir d’une frange du peuple tunisien. Celle de la classe moyenne qui s’appauvrit de plus en plus mais qui n’a pas encore atteint un seuil de pauvreté susceptible de susciter la compassion, l’attention et l’action des décideurs politiques obnubilés par l’idée de sauver les plus pauvres en appauvrissant encore plus les moins pauvres.

Ce qui nous renvois à un échange cité dans un roman paru en 2008 à propos d’une conversation fictive où le cardinal Mazarin disait à Colbert ministre de Louis 15 : “Il y a quantité de gens qui sont entre les deux, ni pauvres ni riches, rêvant d’être riches et redoutant d’être pauvres. C’est ceux-là que nous devons taxer, toujours plus. Plus tu leur prends, plus ils travaillent pour compenser… C’est un réservoir inépuisable”.

Comment convaincre ceux et celles qui décident, qui légifèrent et qui décrètent qu’avant de s’adonner à tous ces exercices très théoriques, parfois dogmatiques et très souvent populistes ou pire anarchistes, entraînant le pays consciemment ou inconsciemment dans des spirales de malentendus et d’incompréhension, qu’il faut se débarrasser des doctrines humanistes à la Proudhon qui estimait que “La propriété, c’est du vol” ?

Comment les persuader qu’un peuple est fait de pauvres, de très riches, de moins riches et qu’il faut les servir et les aimer de la même manière en leur offrant en prime la sécurité juridique, en donnant aux plus pauvres les moyens d’améliorer leurs vécus et en encourageant les plus riches à participer aux efforts de construction du pays sans haine, sans vindicte et sans coercition ?

Comment persuader ceux qui ne cessent de parler de justice qu’un État de droit repose sur trois piliers : le respect de la hiérarchie des normes, l’égalité des citoyens devant la loi, la mise en place de la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire ?

Lorsque vous êtes abordé dans la rue et que vous ne pouvez opposer aux désespérés des arguments convaincants sur les réalisations de la lutte contre la corruption et ses répercussions sur leurs vies, sur l’impact des politiques d’appui aux sociétés communautaires et la réduction du taux de chômage, sur les incitations fiscales et l’augmentation des investissements, c’est un sentiment d’échec que vous ressentez car tout ce que vous pouvez écrire, dire ou même crier est inaudible pour les décideurs intimement convaincus qu’ils sont chargés d’une mission divine : celle d’imposer l’égalité par le nivellement par le bas et non par le crémage !

Comment convaincre les gens d’avancées dont ils ne ressentent pas les effets sur leur vécu, comment leur donner foi en des lendemains meilleurs lorsqu’ils cherchent des médicaments et n’en trouvent pas, lorsqu’ils font la queue devant les boulangeries et lorsqu’ils voient médecins et ingénieurs quitter le pays par milliers ?

Comment convaincre ceux, et en prime les plus démunis, qui se plaignent des augmentations continues et répétitives des prix des produits de base, la dernière en titre est celle des prix de l’eau potable annoncée, il y a une semaine, juste quelques mois après une précédente augmentation fin 2022, que l’eau aussi va devenir une denrée rare chère à payer ?

Et surtout comment se faire entendre par ceux qui ne veulent entendre que leurs propres voix ou les échos de leurs voix dans la bouche, les mots et les paroles des “charmés” par des discours promettant un avenir radieux sans actions, stratégies ou visions efficientes, qu’élites ne rime pas avec traitrise et que les solutions ne doivent pas être forcément portées par les personnes qui ne maîtrisent pas les rouages de l’État ?

Comment faire comprendre aux uns et aux autres que polariser tous les pouvoirs et tenir en mains les enjeux du pays en désignant des figures ennemies ne sert pas forcément leurs intérêts ?  Mieux encore y aurait-il pour les décideurs politiques des vérités bonnes à entendre et d’autres à dédaigner ?

Des questions auxquelles il est difficile de trouver réponse dans un pays où la classe moyenne se désintéresse de plus en plus de la chose publique se complaisant dans une posture démissionnaire, où les riches accusés d’être des oppresseurs se font de plus en plus discrets de peur de devenir des opprimés, où les pauvres espèrent profiter d’une richesse qu’ils n’ont pas créé au lieu d’exiger de l’État de leur donner les moyens d’améliorer leurs vies et où ironie du sort, ce sont les contrebandiers et les trafiquants de toutes sortes qui ont la vie belle car ils ont des capacités immenses pour contourner tous les radars de l’État mais disposent aussi de relations influentes !

Y a-t-il un plan pour remédier aux maux des Tunisiens pour qu’ils reprennent espoir et croient de nouveau en des lendemains meilleurs ? Il faudrait peut-être être plus présents sur Facebook, Tiktok et Instagram pour que leurs voix soient entendues et leurs doléances écoutées.