Dans un contexte très particulier, où l’économie nationale a été mise à mal par le changement du régime, l’instabilité politique qui s’en est suivie et le départ d’un grand  nombre de compétences de la haute administration publique, la Tunisie doit-elle, dans les marchés publics léser les opérateurs nationaux au profit des internationaux ? Internationaux dont les pressions concurrentielles sont extrêmement fortes puisque financeurs ?

Rien qu’à voir les difficultés qui secouent le secteur BTP et les grandes entreprises menacées de faillite, on est en droit de se demander comment l’Etat tunisien peut autoriser qu’en pourcentage, les appels d’offres des projets publics remportés par les étrangers passent de 3% en 2012 à 33%  et peut-être plus.

Conséquence : des menaces sérieuses sur l’industrie de la construction, une des industries les plus canoniques dont l’impact est considérable sur l’économie de tout pays. Nul doute aujourd’hui que les opérateurs nationaux sont victimes d’une concurrence éprouvante pour eux et leurs salariés suscitant, à juste titre, de réelles craintes en matière de distorsions de concurrence.

Et pour cause, les marchés publics représentent 15% du produit intérieur brut et 40% du budget de l’Etat.Les montants qui leurs sont attribués annuellement sont de l’ordre de 17 milliards de dinars.  Près de la moitié des marchés se fait par bons de commandes s’agissant des entreprises publiques et des collectivités locales.

L’Economie nationale en profite-t-elle ?

On ne peut que déplorer aujourd’hui, les 5 milliards d’euros de lignes de financements mises à la disposition de l’Etat tunisien par des financiers internationaux et suspendues, ainsi que les 2 milliards de dinars de dons destinés au secteurs de la santé, de l’environnement et des collectivités locales.

Ceci sans parler des projets de partenariat public et privé (PPP), dont la valeur avoisine les 7 milliards de dinars et qui ne démarrent pas à ce jour. Serait-ce du fait d’une administration publique traumatisée à cause des exactions subies par les décideurs publics depuis le 2011 et du fait d’acteurs politiques sans aucune envergure et surtout dans l’ignorance totale des subtilités de la gestion des affaires du pays et de ses enjeux économiques ?

La maintenance des infrastructures totalement négligée !

L’investissement dans les infrastructures en Tunisie est estimé à un milliard de $ par an, alors que dans des pays similaires économiquement comme le Portugal et l’Equateur, il était à 10 milliards de dollars lorsqu’ils étaient au même niveau de croissance que la Tunisie. D’où une infrastructure désuète, des équipements non rénovés dans de grandes structures comme la STEG, la Sonède ou l’ONAS, ce qui a des répercussions sur la qualité des services rendus et qui est même, dans certains cas, dangereux.

Aujourd’hui, des milliers de projets sont au point mort causant la perte de dizaines de milliers d’emplois et le recul de croissance de 10% du secteur du BTP en 2022, ce qui revient à 50 000 emplois.  Les citoyens sont privés d’infrastructures convenables et l’économie tunisienne ne peut profiter de financements importants en devises fortes avec l’impact négatif qui en découle sur la dynamique économique. L’investissement privé stagne car sans la locomotive de l’investissement public, les wagons de l’investissement privé ne peuvent avancer.

Pendant ce temps, le peu des grands projets d’infrastructure qui sont réalisés sont confiés à des internationaux qui, selon, certaines sources, interviennent même dans la rédaction de certaines clauses des cahiers de charge pour prétendument assurer la bonne réalisation des projets qu’ils financent via des prêts. L’Allemagne serait championne pour ce qui est d’influencer le choix des soumissionnaires via nombre de canaux dont administratif mais aussi une grande capacité à travers la GIZ dont le nombre d’employés est passé de quelques dizaines en 2010 à des centaines aujourd’hui.

Conséquences : face à l’octroi des grands projets nationaux aux internationaux, les grandes difficultés que rencontrent des institutions jadis florissantes et à forte valeur ajoutée comme la SOCOMENIN, la SETCAR et l’EPPM, la perte de milliers d’emplois et de hautes compétences techniques ainsi que l’absence des entreprises tunisiennes dans la réalisation des grands projets complexes, à l’exception de ceux réalisés par le Ministère de l’Equipement.

Cet était de faitsles prive malgré leur grande expérience de références leur permettant d’accéder à d’autres marchés dont ceux africains, ce qui est normal car si leur propre gouvernement ne leur fait pas confiance pour réaliser de tels projets, comment exiger des autres pays qu’ils leur ouvrent leurs marchés ?

Pourquoi en arriver là ?

Des entraves sales bêtes et méchantes !

En Tunisie chaque acheteur public gère ses projets en fonction des pressions auxquelles il est exposé de la part de lobbys forts qui peuvent orienter ses choix et qu’il veut satisfaire.

Ceci sans oublier l’absence de la mise en place d’un ordre de priorité lors de l’élaboration de la commande publique et celle de la coordination entre les différents acteurs afin d’adopter une même approche avec pour ligne conductrice la préservation des intérêts nationaux.

Entre la conception du projet et sa mise en œuvre, il y a une moyenne de 8 années ou plus, ce qui est tout à fait déraisonnable tout comme les 2 à 4 ans qui séparent l’obtention du financement et le démarrage du projet ! Résultat de la course : des coûts qui s’élèvent à des milliards d’euros pour des projets bloqués et un dépassement de plus de 25%, selon les données de la Banque mondiale.

Mais il n’y a pas que cela, nous pouvons aussi citer les difficultés d’accès des micro, petites et moyennes entreprises à la demande publique, la fréquence des demandes d’offres infructueuses et le manque de transparence dans le processus de lancement des appels d’offres publics.

Aujourd’hui, alors que tout le monde appelle à la digitalisation de tout le processus de choix des soumissionnaires dans les marchés publics, on assiste à l’échec du projet de numérisation intégrée et on constate la difficulté de l’accès à l’informationsur les contratsobtenus. L’application du système Tuneps aux appels d’offre est hésitante et souffre de nombre d’handicaps qui ne servent pas les impératifs de gouvernance et de transparence.

Résultat, 20% de perte occasionné la valeur de ces achats pour le shopping mall E, dont le total s’élève à sept milliards de dinars annuels, compte tenu des commandes des collectivités locales et des entreprises publiques.

Cerise sur le gâteau : la dynamique des marchés publics-si nous pouvons parler de dynamique-souffre de l’absence d’un système d’information interconnecté: Tuneps-Adab-Injez.

Devons-nous en rire ou en pleurer lorsque la Tunisie est l’un des pays qui a le plus exporté les compétences dans l’ingénierie des systèmes d’information et la gestion financière, administrative et humaine par des outils informatiques ?

Egalité de traitement, liberté d’accès et transparence des procédures, est-ce si difficile à réaliser pour l’administration tunisienne ? Ou peut-être que la dématérialisation des procédures des marchés publics menacent les intérêts de personnes qui feront tout pour empêcher tout changement plaidant en faveur de leur digitalisation totale ?

La lutte contre la corruption en Tunisie ne réussira pas tant qu’une décision politique au plus haut niveau n’imposera pas la digitalisation de l’administration publique de bout en bout et coûte que coûte.