La loi tunisienne, sur les semences, plants, obtentions et variétés végétales inscrites dans le catalogue officiel, ne protège toujours pas les semences locales et va jusqu’à interdire leur vente et leur échange. Une situation bien étrange dans un pays qui dispose, pourtant, d’un héritage de qualité et où les pénuries des produits alimentaires de base deviennent de plus en plus fréquentes.

Cette loi datée du 10 mai 1999 continue de favoriser la distribution de semences hybrides et non reproductibles sous forme de “paquets techniques” proposés par des firmes spécialisées et accompagnés d’engrais portant atteinte à la biodiversité et aux écosystèmes. C’est ce qu’ont affirmé des experts qui intervenaient lors d’une formation organisée par l’Association tunisienne de la permaculture (ATP), les 15, 16 et 17 février 2022, au profit de journalistes tunisiens, sur thème: “les semences et les politiques agricoles et alimentaires en Tunisie”.

Or, dans le contexte actuel marqué par la recrudescence de l’insécurité alimentaire et pour que les Tunisiens reprennent en main, leur alimentation, leur santé et leur environnement et soient plus conscients de la nécessité de protéger, d’abord, les pratiques paysannes et les semences locales, aujourd’hui abandonnées et menacées par la biopiraterie (appropriation par les firmes multinationales) et les lobbies de l’agro-industrie, a noté Fredj Kaouech, coordinateur du projet semences paysannes, auprès de l’ATP.

“En effet, la production agricole ne peut être soutenable et durable sans semences diversifiées, issues du terroir et librement reproductibles. Des critères auxquels peuvent répondre les semences paysannes, gardées en dehors des circuits de la génie génétique et de la biotechnologie”.

Appel à réviser la loi

L’ATP oeuvre en partenariat avec des structures de l’Etat et des paysans et permaculteurs tunisiens, dans les régions du sud et autres, pour collecter, réintroduire et sauvegarder les semences locales ainsi qu’à promouvoir une agriculture respectueuse de l’environnement à travers la promotion et l’accompagnement d’un nouveau type d’entrepreunariat: l’Entrepreneuriat agro-écologique.

Pour développer ce mode agricole durable et résilient et reconnaître les semences paysannes, l’association plaide en faveur de la révision du cadre règlementaire régissant les semences en Tunisie et qui date de 1999.

Cette révision pourrait se faire à travers l’élaboration d’une loi ou d’un registre dédié aux semences paysannes à l’instar du cadre juridique proposé par l’Alliance pour la souveraineté alimentaire en Afrique (AFSA, basée en Ouganda) et visant à atteindre la sécurité alimentaire et à résister à la prise de contrôle des systèmes africains de semences paysannes par les multinationales.

“Ce cadre permet la mise à disposition des petits exploitants agricoles de semences paysannes de qualité et la protection des systèmes semenciers locaux et les pratiques paysannes en général” a expliqué Fredj Kaouach.

Kaouech est allé jusqu’à dire que la loi tunisienne régissant les semences et les variétés végétales n’est pas adaptée au contexte local. Elle est, selon ses propos, “dictée” par l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV), l’organisation intergouvernementale dont le siège est à Genève en Suisse.

L’UPOV a été établie par la Convention internationale pour la protection des obtentions végétales, adoptée à Paris en 1961. Elle a pour mission de “mettre en place et promouvoir un système efficace de protection des variétés végétales afin d’encourager l’obtention de variétés dans l’intérêt de tous”.

D’après Jean-Paul Sikeli, secrétaire exécutif chez la Coalition pour la protection du patrimoine génétique africain (COPAGEN), la Tunisie pourrait procéder à la révision de sa loi sur les semences en profitant des évolutions sur le plan régional et international.

Consulté par l’ATP, l’expert recommande de tirer meilleur profit des dispositions du Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (TIRPAA) et de la déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et des paysannes travaillant en milieu rural. Ces cadres internationaux favorisent l’inscription à l’ordre des priorités, la reconnaissance explicite des droits des agriculteurs et des droits des paysans à leur semences.

Protéger les semences paysannes, une question de santé publique

La société civile en Tunisie, dont l’ATP, s’emploie également, à sensibiliser davantage à une alimentation saine à travers l’organisation d’initiatives citoyennes. D’aillleurs, de plus en plus de Tunisiens, sont conscients des effets néfastes des pesticides souvent utilisés dans l’agriculture intensive et cherchent aujourd’hui, une alternative pour consommer sain.

C’est dans cette optique, qu’une première édition du festival “Je mange tunisien ” organisé dans le cadre de programme africain ” My food is african “, sera organisée, les 4 et 5 mars 2023 à Chbedda dans la région de Ben Arous (Banlieue sud de Tunis).

L’objectif de cette initiative est de promouvoir une alimentation tunisienne saine qui permet de garder un sol sain, des aliments sûrs et des régimes diversifiés.

Selon Dr, Chiraz Beji, de l’Institut National de Nutrition et de Technologie Alimentaire (INNTA), il est temps de repenser les systèmes alimentaires et de changer les modes de production, de transformation, de commercialisation et de consommation.

“Des systèmes alimentaires durables pourraient être garantis à travers le développement d’une agriculture locale, des circuits courts, une vente directe producteurs-consommateurs et des marchés paysans”. Il s’agit aussi, de réapprendre à cultiver, transformer, cuisiner et développer une agriculture urbaine et périurbaine dans le cadre de l’économie solidaire et sociale.

Face au manque de rigueur et de transparence concernant l’importation de pesticides à usage agricole bannis de l’UE et avec le déclin du rôle de la vulgarisation agricole dans l’accompagnement des agriculteurs, les risques sur la santé humaine sont de plus en plus présents en Tunisie et dans les pays en voie de développement, principaux importateurs de ces engrais.

Un rapport de l’Association de l’Education Environnementale pour les Futures Générations AEEFG, réalisé en collaboration avec le Réseau International pour l’Elimination des Polluants (IPEN) et rendu public en 2020, avait déjà révélé qu’environ 33 pesticides dangereux sont toujours importés par la Tunisie, alors qu’ils sont bannis en Europe.

Le lien entre plusieurs maladies et l’usage de pesticides dans l’agriculture a été confirmé par plusieurs enquêtes et études internationales et nationales, dont celle réalisée par l’ANCSEP, en 2006, sur les résidus de pesticides dans la chaîne alimentaire.

Face à ces risques et pour atteindre la souveraieneté alimentaire, Habib Ayeb, présiednt de l’Observatoire de la souveraineté alimentaire et de l’environnement plaide en faveur d’une “révolution agraire avec une réforme radicale qui limite les tailles (minimum pour éviter le morcellement) minimales et maximales des exploitations agricoles(plafond pour éviter les spéculations et les accumulations), interdit toutes les exportations de produits agricoles avant satisfaction de la totalité des besoins et interdit l’usage des pesticides et des engrais chimiques ainsi que l’irrigation dans les zones désertiques en dehors des oasis anciennes”.

Autant de propositions qui méritent d’être prises en compte d’autant que la Tunisie compte parmi les pays les plus exposés à l’impact des changements climatiques.