Serein, confiant et déterminé, c’est ainsi que l’on peut portraiturer Ali Kooli, ministre de l’Économie, des Finances et de l’Appui à l’investissement. Des traits de caractère qui nous rappellent la célèbre citation de Leonard de Vinci : « Tout obstacle renforce la détermination. Celui qui s’est fixé un but n’en change pas ». Ali Kooli est décidé à rétablir les équilibres financiers de la Tunisie même si certaines réformes doivent engendrer des souffrances et même si les engager impose un combat dur à remporter, la seule alternative est de tout consentir pour mener le pays à bon port.

Entretien :

WMC : Il n y a pas un mois qui passe sans que des informations sortent faisant grand bruit à propos de l’incapacité de l’Etat à payer ses salariés et à chaque fois, la réalité dément ces infos. Pourquoi d’après vous ?

Ali Kooli :

Il faut en premier, comprendre comment marche un Etat. L’Etat est une machine qui encaisse de l’argent régulièrement et qui le dépense au même rythme. Il est fort possible qu’à l’instant T, nous soyons encore au stade de la mobilisation des recettes à dépenser au moment T+1 pour honorer les engagements de l’Etat. Se poser des questions sur la capacité de l’Etat à honorer ses engagements envers ses salariés est légitime. Pourquoi ? Quand on voit que les gens travaillent de moins en moins, ou qu’ils ne veulent pas travailler, il est tout à fait naturel de s’inquiéter car si on ne crée pas de la croissance et de la richesse, que peut distribuer l’Etat à ses contribuables ? Le principal challenge de la Tunisie aujourd’hui, est de convaincre nos compatriotes que le pays est malade et que notre économie est fragile. La situation est délicate et il faut se remettre à travailler sérieusement pour déjà préserver nos acquis avant d’en exiger de nouveaux.

La situation que nous vivons aujourd’hui exige que nous nous fassions confiance mutuellement. Notre gouvernement est sérieux et responsable. Parce qu’’il l’est, nous faisons tout notre possible pour assurer les émoluments des agents publics mais pour continuer à le faire, il faut comprendre que seuls le travail et la croissance peuvent garantir qu’ils soient payés et qu’ils le restent.

Le drame de la Tunisie est que nous sommes dans la même posture depuis 2011 : on augmente les salaires,  le coût de la vie augmente et le pouvoir d’achat régresse. Nous sommes dans un cercle vicieux que nous n’arrivons pas à transformer en un cercle vertueux. Quelle réponse pouvez-vous apporter à cette logique stérile ?

La masse salariale en Tunisie, rapportée au PIB et au budget a atteint des pourcentages très élevés, d’où l’importance de la croissance et du travail. Sur un tout autre volet, pouvons-nous au 21ème siècle dans un monde où les hautes technologies dans tous les secteurs occupent le haut du pavé prétendre que la fonction publique est la seule issue pour tout Tunisien ? Dans certains pays nordiques, il y a des gens qui préfèrent travailler à mi-temps, d’autres travaillent 4 jours sur 7 pour ne pas subir les contraintes de la fonction publique.

Peut-être que les temps sont venus pour que les Tunisiens appréhendent autrement le monde du travail. Les temps sont venus pour qu’ils intègrent l’idée que créer ses propres projets peut être passionnant et plus gratifiant tout comme travailler dans le privé ou adopter le télétravail.

Peu importe où ils sont, l’essentiel est d’être des acteurs dans le développement et la croissance du pays. Quant à l’Etat et là je ne parle pas spécialement de ce gouvernement, il ne peut plus continuer dans la logique aveugle des augmentations des salaires sans produire.

La raison est simple, il faut qu’en tant qu’Etat, nous disposions des moyens de répondre aux revendications de nos concitoyens, mais sans croissance, que pouvons-nous leur offrir ? Imaginez que nous approuvons toutes les demandes qui émanent de différentes strates socioprofessionnelles et qu’à très court terme, nos moyens ne nous permettent plus de les honorer, quelle serait alors la posture des uns et des autres ? Satisfaire toutes les demandes aussi légitimes soient-elles face aux moyens limités de l’Etat aggravés par la crise COVID19 devient très difficile. Le plus  important pour nous est d’assurer les fondamentaux économiques et les équilibres financiers du pays.

parce que je suis dans la logique de la continuité de l’Etat, je ne vais pas jeter la responsabilité sur mes prédécesseurs

Il est évident que la masse salariale est colossale mais c’est aussi la faute au gouvernement qui cède à tous les coups et ne maîtrise pas le coût de la vie …

Ce n’est pas vrai. Chaque jour apporte son lot de manifestants et de contestations, le gouvernement ne cède pas systématiquement. Nous procédons à des évaluations, nous identifions les revendications acceptables auxquelles nous pouvons donner suite et nous décidons.

A mon niveau, parce que je suis dans la logique de la continuité de l’Etat, je ne vais pas jeter la responsabilité sur mes prédécesseurs mais juste rappeler à nos compatriotes que nous sommes là depuis à peine 6 mois. Il faut comprendre qu’il y a des délais incompressibles.

Il y a la phase d’absorption de l’information, celle de la réflexion sur les mesures à prendre, celle de l’ajustement législatif et bien entendu les phases de présentation. On ne peut pas présenter un programme dont la faisabilité n’est pas certaine. Aujourd’hui, nous sommes dans les éclaircissements, la vulgarisation, l’information, la communication et la sensibilisation.

Nous préparons un certain nombre de réformes que nous comptons annoncer bientôt et qui seront mises en place dans les 18 prochains mois.  Mais pour que les réformes réussissent, il faudrait les expliquer une à une et avoir la capacité de les réaliser rapidement. Nous travaillons sur ces axes.

Pensez-vous aisé de convaincre une ARP dont la plupart des députés ignorent la chose économique d’adopter les lois pour des réformes vitales pour notre pays ? L’article 4 de la loi des Finances complémentaires a suscité un tollé alors qu’il était censé résoudre rapidement et sans léser l’Etat, les conflits fiscaux !

L’exercice n’est pas facile, il faut beaucoup de persévérance et pouvoir convaincre. Nous sommes persévérants et nous ferons tout notre possible pour convaincre. Par ailleurs, ne généralisons pas, une bonne partie de nos députés est dotée d’une culture économique et parmi eux, il y en a dont la formation académique est économique.

En tout état de cause, nous sommes tenus de respecter les règles de la démocratie adoptées dans le monde entier. Le peuple choisit ses représentants et l’exécutif est là pour convaincre les représentants du peuple. C’est la règle du jeu que nous avons acceptée quand nous avons pris nos responsabilités.

Les règles de jeu ne sont pas simples mais il faut les appliquer. Il nous faudra beaucoup de persévérance et de force pour convaincre le parlement mais aussi de l’énergie et de la pédagogie pour expliquer au peuple ce qui est bon pour lui. Il va sans dire que tant que nous le pourrons, nous le ferons.

Quelles sont les réformes que vous allez appliquer maintenant ?

Sans entrer dans les détails sur le programme de réformes à court et à moyen termes que le gouvernement est en train de finaliser, je peux vous exposer les grandes lignes. Il s’agit en prime de la compensation qui doit être révisée pour aller vers les catégories sociales qui en ont le plus besoin. Il s’agit aussi de l’axe investissement qui existe mais devons-nous continuer à croire que dans un pays moderne, le seul investisseur doit être l’Etat ?

Aujourd’hui, il y a une loi PPP adoptée mais pas appliquée, l’Etat doit faire en sorte qu’elle le devienne et il y veillera. C’est ainsi que nous ferons que quel que soit le montant de la participation de l’Etat, quand on arrivera à y intégrer le privé national et le privé étranger, il aura un effet multiplicateur important. Il y aura une réforme touchant à la gestion de notre investissement. Nous planchons également sur notre endettement extrêmement concentré et essentiellement bilatéral.

D’autres réformes sont à l’étude, nous les annoncerons très bientôt.

Vous parlez du partenariat public/privé comme si c’était de l’acquis mais quand on voit le harcèlement que subissent les investisseurs, quand on voit l’acharnement de l’ARP et de l’administration sur le capital et les investisseurs nationaux, nous imaginons mal des investisseurs se risquer dans un site tel que la Tunisie. Croyez-vous pouvoir sauver l’investissement dans un climat aussi hostile ?

Malgré la complexité de la situation, nous devons gérer, ce n’est pas un choix, considérez que c’est un devoir national. Aujourd’hui, nous sommes tous conscients que le pays est malade. Comment réagir dans ce cas, laisser la maladie nous dévorer et attendre la mort ? Le choix s’est porté sur un médecin qui nous a fait un diagnostic, nous avons trouvé le traitement et la sagesse veut que nous acceptions tous de faire des efforts

Lorsqu’on pense à l’avenir de nos enfants et aux générations futures, on n’abandonne pas et on ne perd pas l’essentiel pour s’arrêter au détail.

La posologie à prescrire pour notre crise socioéconomique nous causera des souffrances mais ça sera un mal pour un bien. Lorsqu’on pense à l’avenir de nos enfants et aux générations futures, lorsqu’on aime son pays, on n’abandonne pas et on ne perd pas l’essentiel pour s’arrêter au détail. En ce qui me concerne, rien n’ébranlera mon engagement et aucune force ne m’empêchera d’aller de l’avant.

Les difficultés ne me feront pas reculer et ne saperont pas ma détermination.  Nous sommes dans un gouvernement condamné à changer la Tunisie pour le mieux. Il y a des résistances à beaucoup de niveaux, est-ce à dire que nous ne nous les combattrons pas ? Nous les vaincrons en convaincant nos décideurs et nos concitoyens qu’il faut un peu de sacrifices pour le bien du pays.

Comment comptez-vous procéder après la gouvernance désastreuse de ces 10 dernières années ?

La posologie à prescrire pour notre crise socioéconomique nous causera des souffrances mais ça sera un mal pour un bien. Lorsqu’on pense à l’avenir de nos enfants et aux générations futures, lorsqu’on aime son pays, on n’abandonne pas et on ne perd pas l’essentiel pour s’arrêter au détail. En ce qui me concerne, rien n’ébranlera mon engagement et aucune force ne m’empêchera d’aller de l’avant. Les difficultés ne me feront pas reculer et ne saperont pas ma détermination.  Nous sommes dans un gouvernement condamné à changer la Tunisie pour le mieux. Il y a des résistances à beaucoup de niveaux, est-ce à dire que nous ne nous les combattrons pas ? Nous les vaincrons en convaincant nos décideurs et nos concitoyens qu’il faut un peu de sacrifices pour le bien du pays.

Nous avons un taux de déboursement assez bas par rapport aux montants disponibles. Notre objectif est de le rapprocher le plus possible des 80% et des 90%

On parle de beaucoup de lignes de financement étrangères mais qui sont bloquées dans les méandres de l’administration publique. Qu’en est-il dans la réalité ?

Effectivement, il y a des fonds pour l’investissement en Tunisie et d’autres pour financer le budget de l’Etat. Il est tout aussi vrai que les procédures que nous adoptons sont très compliquées et très longues. Il faut alléger les procédures et raccourcir les délais. Nombre de financements mettent du temps à être débloqués en entier, cependant ils existent. Un des soucis de ce gouvernement est d’améliorer le taux de déboursement des financements en question. Nous avons un taux de déboursement assez bas par rapport aux montants disponibles.

Notre objectif est de le rapprocher le plus possible des 80% et des 90% ce qui donnera un élan de croissance très fort mais il faut que le travail et la productivité reprennent.

Dès que le Tunisien prendra conscience que manifester est bien, revendiquer est un droit, défendre ses acquis est un devoir mais qu’il faut faire tout cela en n’oubliant pas que la clé de tout est le travail, une croissance à deux chiffres sera à notre portée.

L’Etat a l’obligation de protéger les droits des citoyens, mais ces derniers doivent savoir que toute liberté rime avec responsabilité et que les devoirs sont aussi importants que les droits. Notre devoir à tous est de travailler ensemble main dans la main pour pouvoir sortir de cette crise le plus vite possible. Plus d’efforts, plus de travail et plus d’engagement pour sauver notre pays, plus tôt nous le ferons, mieux ça sera.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali