Dans la précipitation, le budget a été bouclé par un artifice de cadrage comptable. C’est une parade passagère, préviennent les membres de l’AJECT (Association des jeunes experts-comptables de Tunisie). Ils appellent à trouver les fonds nécessaires pour faire la soudure, au plus vite. Sinon gare à l’ardoise !

Sous le prisme de l’ingénierie comptable, le budget 2021 révèle l’étendue de son déséquilibre. D’ailleurs, les experts-comptables laissent entendre, en substance, qu’ils ne certifieraient pas les états financiers publics pour l’année en cours. Ils alertent sur le stress de solvabilité que connaît le pays, à l’heure actuelle. Il ne s’agit pas, pour ce corps de limiers des états financiers et de la législation fiscale, d’un acte d’emphase. Ils agissent par exigence éthique. Tel est leur sens du devoir professionnel.

C’était lors de l’AGO de l’AJECT, tenue samedi 9 courant. Walid Ben Salah, past secrétaire général du Conseil de l’Ordre des experts-comptables de Tunisie (OECT), au sommet de son art, ainsi que Faez Choyakh, fin fiscaliste du cabinet EY (Ernst Young),  révèlent toutes leurs réserves.

Hichem Ajbouni, député, expert-comptable de son état, présent à l’AGO, rallie les siens et rajoute que le plus tôt on refera les comptes, le mieux ce sera pour la crédibilité des finances publiques et pour le pays.

Quelle est la consistance de leur argumentaire. Quelle portée, quelle limite ?

Il y a “vice de fonds“

Passons sur la forme, le budget est à présent bouclé. Mais il y a “vice de fonds“, s’insurgent les trois ténors. A nos finances publiques déjà chancelantes, la crise sanitaire a porté le coup de grâce. La disette fiscale tourne au stress de solvabilité. C’est lourd de conséquences, car le pays se trouve surexposé au scénario frisson. L’Etat se trouve ainsi privé des leviers de la relance. Les rentrées fiscales sont à leur étiage et l’épargne nationale a fondu à 4% du PIB. Et l’investissement est à 10% à peine du PIB.

De surcroît, insiste Walid Ben Salah, la LF 2021 ne comporte pas une enveloppe de soutien aux entreprises éprouvées par la récession. A cela s’ajoute le ralentissement de la croissance mondiale laquelle compromet une reprise de nos exportations. Nos principaux partenaires eux-mêmes se retrouvent en détresse de croissance.

Comment faire espérer redémarrer l’activité du secteur touristique avec un horizon de vaccination incertain, ce qui n’est pas pour sécuriser les touristes ?

Et Hichem Ajbouni de renchérir : en élaborant le Budget, on a fait comme si la pandémie s’arrêtait au 31 décembre 2020 alors qu’elle repart de plus belle. Et de préciser : à l’issue du vote du Budget, neuf autres dispositions adoptées à l’Assemblée venaient accentuer son déséquilibre. Notamment l’embauche dans la fonction publique de 10 000 diplômés. Sur quelles ressources adosser leurs rémunérations, s’interroge le député. Faut-il rappeler que l’enveloppe des salaires dans le Budget s’envole à 17%, record absolu de la région et du pourtour méditerranéen, et marqueur d’entre tous de la déroute de gouvernance des finances publiques.

Des dispositions fiscales hors contexte

Faez Choyakh s’interroge sur la générosité de certaines mesures fiscales, alors que les finances publiques sont exsangues. Faute d’études d’impact et d’une réforme fiscale globale, n’est-il pas risqué de revoir certains taux de l’IS à la baisse, soit à 15%, sans pour autant que le législateur ne fasse la différence entre nature d’activités et de revenus (industrie, services, distribution, revenus fonciers, etc.) ? A quoi bon réaménager les taux de retenue à la source sur les loyers ou honoraires perçus par les personnes physiques, alors que la fiscalité directe de ces personnes n’a pas été modifiée ? Quel est le bienfondé d’une réduction de la fiscalité sur les plus-values réalisées par les non-résidents ?

Nous ajouterons, pour notre part, que Ronald Reagan (ancien président des Etats-Unis d’Amérique) avait étrenné son mandat par une double baisse des impôts et des transferts sociaux. Et la reprise a été au rendez-vous. Autres temps, autres mœurs.

D’autre part, note Choyakh, le relèvement des plafonds de 50 à 100 000 dinars du “Compte Epargne en Actions“ (CEA) et de l’Assurance-vie sont de nature à encourager l’épargne longue. Mais on est loin du compte. Et puis à quoi bon persister à pénaliser le bon contribuable ? A titre d’exemple, après l’abandon de la TVA au stade de la distribution des médicaments, ceux qui l’ont déjà acquittée ne seront pas remboursés.

Plaidoyer pour une norme fiscale intelligible et stable

Au sujet des procédures de contrôle, F. Choyakh a ajouté que les procédures de vérification seront équilibrées seulement lorsqu’elles feront la différence entre le “bon grain et l’ivraie“ ; lorsque les contribuables ayant choisi la voie du consentement volontaire à l’impôt auront un traitement préférentiel qui leur épargne toute incertitude ayant trait au contrôle fiscal et qui les met à l’abri des sanctions disproportionnées par rapport aux erreurs involontaires, des méthodes et autres procédés de reconstitution présomptives des bases imposables et qui leur garantit un environnement juridique où la norme fiscale est intelligible et stable.

Il prône également une application mesurée de la loi fiscale. Un contribuable transparent ne comprend pas qu’on puisse lui infliger de lourdes sanctions simplement parce qu’il a omis d’annexer tel état à sa déclaration ou bien parce qu’il a négligé de passer tel bénéfice dans le compte comptable approprié. Et c’est là que le bât blesse… L’expert partage la contrainte que peut susciter cette incompréhension quand elle amène un bon contribuable transparent à abandonner même partiellement sa stratégie de légalité.

En guise de conclusion, F. Choyakh estime que la mouture 2021 de la LF est ultra compacte avec seulement 31 articles et 42 mesures, mais porte quand même le nombre de mesures fiscales prises depuis une décennie à plus de 800, ce qui illustre l’interminable inflation des textes, et la complexité croissante du système fiscal qui mettent en difficultés à la fois les contribuables et l’administration qui les audite. Cela freine l’économie et favorise la fraude fiscale.

Adam Smith considérait, deux siècles auparavant, qu’un impôt inconsidérablement établi offre beaucoup d’appât à la fraude. Un système fiscal complexe mobilise également des ressources humaines importantes tant du côté de l’administration que du côté du contribuable. Son administration également est onéreuse et alourdie.

Les trois experts-comptables redoutent l’absence de vision et de stratégie économique claires. En plus de toutes ces dissonances, avec un taux d’endettement de 101%, le pays ne sait pas où émettre de la dette. Il est par conséquent légitime de se demander, selon eux, quel crédit accorder aux hypothèses de reprise pour cette année ? Quelle est donc le niveau de robustesse de la LF 2021 ?

Ça va tanguer !

La mise à nu des failles de la LF 2021 par les experts ne suffit pas car cet exercice ne répond pas à leurs propres questions. L’on est sorti de l’AGO de l’AJECT avec des soucis plein la tête. Il faut recalculer de nouveau et au plus vite pour garder la situation sous contrôle, est le message d’alerte. Mais quid des problèmes qu’on pourrait rencontrer ? Irait-on vers un scénario d’austérité ? Si mal barré, le pays court-il vers une éventualité de rééchelonnement ? Ou alors faut-il confier la révision de la LF au Conseil national de la fiscalité, étape qu’on a shuntée dans la 1ère version, pour aviser des choix forts qu’il faudra prendre ?