Amoureuse des mots, des phrases et des rythmes, j’ai toujours voué une passion démesurée pour l’écriture. Victime parfois de mon imagination débordante, que je peine parfois à canaliser, je me suis toujours complu à laisser mon esprit vagabonder sans but précis, à travers le verbe et le style pour raconter et narrer des situations, des événements et des faits divers qui ont emporté l’opinion publique. Il est vrai que dans l’imaginaire collectif, il est plus facile de trouver inspiration dans le bonheur et dans la plénitude. Sauf que la situation a radicalement changé depuis la révolution de la brouette, cette date fatidique du 14 janvier 2011 au cours de laquelle, comme plongés dans un sommeil profond et continu, nous assistions malgré nous au délitement et au délabrement de tout un Etat dans l’indifférence la plus totale.

Aujourd’hui, face à l’essoufflement exacerbé que vit notre pays, je peine, je trime, je souffre ! Mon inspiration me fait défaut ! Je ne trouve plus les mots. Je me sens comme battue et abattue. Moi qui suis une femme de lettres, mon esprit se trouve hanté par la terrible impression d’une guerre que je mène continuellement et inlassablement contre le syndrome de la feuille blanche, et que je viens de perdre malgré moi, tel un soldat qui capitule et à qui on demande de déposer lâchement son arme.

Comment expliquer avec des mots ce délitement phénoménal, ce paroxysme de l’immoralité, de la bassesse et des esprits petits ? Comment expliquer à l’aide de verbes toute cette insécurité vertigineuse dans laquelle ces gouvernements successifs, irresponsables, incompétents et en manque terrible de patriotisme nous ont enfoncés ? De quelle manière pourrais-je exprimer mon malaise face à toute cette pression sociale de plus en plus pressante mais de plus en plus légitime et tellement justifiée ? Avec quelles figures de style, par quelles expressions pourrais-je décrire ne serait-ce que le tiers de cette frustration amère et grandissante, l’ampleur des dégâts collatéraux, de ce chaos apocalyptique duquel nous sommes témoins sans pouvoir agir, réagir ou même interagir ?

Des secteurs censés être productifs mais voués à la kamorisation

Ma plume se heurte face à l’état déficitaire actuel, au surendettement, aux finances publiques qui peinent tant bien que mal à verser les salaires, à la corruption, aux secteurs censés être productifs mais qui sont voués à une kamorisation spectaculaire, à la décadence des deux fleurons du pays à savoir la Santé et l’Education ! Comment exprimer ma haine face à ces apprentis sorciers de la politique qui tâtonnent comme des perdus, les yeux fermés, aveuglés par le pouvoir ? Usant de tous les subterfuges pour nier l’absence d’une feuille de route claire qui permettrait de sortir le pays de cette impasse, ils ne cessent de briller par leur médiocrité ! En clair, comment un gouvernement pourrait-il résoudre le problème d’un pays quand le problème du pays est justement le gouvernement ?

Blasée par tout ce désordre social, je peine à verbaliser ma peine face à ce scenario libanais qui est à nos portes, et à ma peur d’une faillite imminente qui nous guette telle une épée de Damoclès suspendue au dessus de nos têtes. Le plafond de la maison s’écaille et menace de s’écrouler d’un mois à un autre, et nos politiques regardent ailleurs, trop occupés à leurs accusations abjectes : ce n’est pas moi, c’est l’autre !

Un sentiment d’insécurité publique rampant

Qui dit délabrement de l’Etat, dit inévitablement sentiment d’insécurité rampant.  Nous assistons malgré nous à une hausse vertigineuse du sentiment d’insécurité due en partie à la vétusté de l’infrastructure qui dépasse tout entendement mais aussi à l’indifférence des responsables qui manquent à leurs responsabilités et à leur conscience, si tant est qu’ils en aient une !

Comment expliquer noir sur blanc, qu’à l’heure du développement et du progrès, nous cédions aussitôt à la panique dès les premières gouttes de pluie qui s’abattent sur nos villes ? Comment crier notre désespoir lorsqu’on sait qu’aujourd’hui en Tunisie, on meurt emportés par des bouches d’égouts, qu’on tombe suite à l’effondrement de nos chaussées et que nos voitures soient emportées par les eaux, marquant de nouvelles scènes douloureuses et apocalyptiques. Comment le dire ?

Comment écrire sur les journaux du monde entier qu’aujourd’hui dans mon pays, nos médecins meurent tragiquement dans des ascenseurs en panne depuis des lustres, cause d’un laisser-aller et d’une négligence fatale, qu’on meurt tombé dans des ravins faute de signalisation ou de barrières de sécurité ?

Je suis rongée par la honte de devoir écrire qu’à l’ère du progrès, nos enfants meurent sur la route de l’école, que nos jeunes meurent en allant au stade ou encore en allant fêter l’anniversaire de leur 18 printemps ! Et comme si cela ne suffisait pas à notre malheur, la violence engendre inévitablement la violence ! L’amère frustration de notre jeunesse en perte de repères agit en conséquence ! Les braquages en plein jour, les crimes, toute cette violence qui s’est banalisée de manière stupéfiante ! Les scènes passent, les images défilent sur les réseaux sociaux, on braille, on crie au scandale le temps de quelques heures, puis l’affaire est classée sans suite ! On s’empresse enfin d’aller dormir sur nos deux oreilles en pensant sereinement que ça n’arrive qu’aux autres et que demain est un autre jour !

Plongée dans cette tourmente, mettre des mots sur mon incompréhension, exprimer mon vif émoi, tout ce mal que je ressens à chaque sentiment de mal-être et d’inconfort est devenu pour moi un véritable supplice. Où chercher les mots ? Dans quel dictionnaire irais-je les trouver ? Il me semble que les mots que l’on y trouve se sont soudainement vidés de leur force, de leur poids, de leur sens ! Le vocabulaire ne suffit plus à exprimer mon profond désarroi et ma détresse ! Les mots sont devenus comme vains, inutiles et insignifiants ! Dans quel imaginaire pourrais-je puiser mes idées, ma colère, ma rage et surtout cette envie pressante d’exprimer l’urgence de la situation pour espérer une rupture totale avec ce mode de gouvernance qui semble fissurer le pays jusqu’à dans ses fondements ? La rupture ou le chaos oui ! Les plus grands chirurgiens vous diront que lorsqu’une jambe est gangrénée, l’amputation est inévitable ! Pas de tergiversation, il faut couper !

Une liberté d’expression avortée

Confrontée à toutes ces blessures que j’aimerais extérioriser -car croyant fort à la thérapie par les mots- je peine à exprimer tout cela ! Paradoxalement, nous avons gagné la liberté d’expression nous dit-on ! Je pensais, non sans une bonne part de crédulité, que loin de toute censure, exprimer les choses seraient beaucoup plus simples et beaucoup plus faciles grâce à une arme de taille, grâce à cette formule fourre-tout où l’on retrouve le pire certes, mais aussi le meilleur. N’est-ce pas dans nos cours d’éducation civique que nous avons appris que s’exprimer librement, loin de tout contrôle, permettait logiquement de contribuer à l’épanouissement personnel et à l’assouvissement de l’être ? S’exprimer avec des gestes, des mots, des dessins aurait dû être chose facile, beaucoup plus facile qu’au temps d’Ammar 404 ! Farouchement, c’est tout l’inverse ! Nous assistons certes à des diarrhées verbales à profusion, des sujets qui alimentent et qui gavent les plateaux-télés mais qui sont en définitive stériles et improductifs !

Ma plume restera en berne

A quoi cela sert-il de parler, d’influencer, de persuader et de débattre sur des idées si cette liberté n’est pas en phase avec les actions ? Qu’avons-nous à gagner si à force de parler, nous ne pouvons voir les choses bouger, les textes de lois reformulés, l’ascenseur social réparé, les inégalités sociales comblées et notre infrastructure si défaillante, réparée ? A quoi bon ? Nous assistons passivement, et à notre plus grand regret à un spectacle désolant d’une liberté d’expression insidieuse et pernicieuse qui ne mène qu’a des chemins parsemés de cailloux aigus sortant de terres arides sèches et stériles. Rien à y cultiver !

En attendant un soubresaut ou un consensus national qui tarde à se manifester, continuons inexorablement à courber l’échine ! Il sera bientôt trop tard ! D’ici là, ma plume restera en berne espérant trouver un jour les mots adéquats, et les verbes qui seront en mesure d’exprimer un tant soit peu, la détresse dans laquelle est plongé mon pays !

Mezzi Karima

Professeur de français