Face à la dépression économique qui se profile à l’horizon à cause de la crise du Covid-19, l’économiste et président-fondateur de l’Institut africain d’économie financière, Tahar El Almi, préconise une approche conjuguant efficience économique et justice sociale.

Comment évaluez-vous l’impact de la crise du Covid-19 sur l’économie tunisienne?

Tahar El Almi : La Tunisie traverse depuis quelques années, une situation pour le moins “difficile”, marquée par une chute de son taux de croissance, une baisse de la productivité globale des facteurs (du capital et du travail), une hausse du chômage, notamment des jeunes et dans les régions hors littoral, une détérioration sensible du pouvoir d’achat des salariés en particulier, une dissolution de la classe moyenne, un surendettement des ménages, des entreprises, frisant souvent l’insolvabilité…

En 2020, il faut peut-être s’attendre non pas à une récession, c’est-à-dire une diminution (ralentissement du rythme de croissance) passagère de l’activité économique, mais à une grande dépression, c’est-à-dire un recul du niveau d’activité (mesuré par le niveau du PIB réel).

L’économie tunisienne se retrouve aujourd’hui ” en état de léthargie “, en raison de la pandémie du coronavirus. Des secteurs entiers sont, du fait du confinement sanitaire, en arrêt d’activité.

En tout état de cause, il faudra s’attendre, pour 2020, à une chute du PIB réel, et des revenus (des contractions du PIB de 12% à 18% et peut-être plus).

Cette chute sera accompagnée d’une reprise de l’inflation, dans la mesure où l’offre de produits (nationaux et/ou importés) sera contrainte, alors que la demande l’est beaucoup moins.

Résultats: la rareté va booster les prix du marché. Cette chute sera aussi, accompagnée d’une remontée du chômage, dans la mesure où les fermetures ” techniques “, se traduisent par un chômage tout aussi ” technique “, qui ne disparaîtra que très progressivement.

L’arrêt de l’activité ” est brutal “… mais le ” redémarrage ” ne se fera que lentement. Ici, et tous les chefs d’entreprise vous le diront, une entreprise est comparable à un train : à un coup de frein brutal, suivra un redémarrage lent du fait de l’inertie de la structure (la masse). Alors, que dire de l’ensemble des secteurs de l’économie.

Il va sans dire que l’emploi s’en ressentira : plus le phénomène “inertie” est important et le redémarrage est lent, plus le chômage sera important avec les conséquences sociales que l’on peut imaginer. C’est la raison pour laquelle il convient de ” réagir très vigoureusement, mais sûrement” et à plusieurs niveaux pour sortir de la crise au moindre coût sanitaire, économique et social.

Le rebond attendu en 2021 dépend, en outre, d’une série de facteurs: que les mesures de confinement de la population prises pour freiner la propagation du coronavirus soient progressivement, levées; que l’épidémie reste maîtrisée et que les dispositifs de soutien budgétaire et monétaire à l’économie, aussi bien au plan national qu’international, notamment au niveau de pays partenaires de la Tunisie, soient efficaces.

Il s’agirait en fait d’un dosage de politiques budgétaire/fiscales (La Kasbah) et de politiques monétaire et financière (BCT).

Il s’agirait en fait d’un dosage de politiques budgétaire/fiscales (La Kasbah) et de politiques monétaire et financière (BCT). La politique de sortie de crise devrait à la fois cibler l’entreprise (publique et/ou privée), dans la mesure où c’est l’entreprise qui investit, emploie, produit, distribue des revenus et paie des impôts ; et les ménages, dans la mesure où ils constituent la colonne vertébrale de la demande sociale que les entreprises vont devoir satisfaire, dans les meilleures conditions.

Dans le contexte actuel, il s’agira, sur le plan budgétaire et fiscal, d’accroître les dépenses publiques (investissements publics d’infrastructure), de réduire les taux d’imposition directs (entreprises et ménages) et indirects (TVA) et d’accroître les transferts sociaux au profit des ménages nécessiteux.

Sur le plan monétaire, il s’agira de réduire encore, les taux d’intérêt et d’accroître les rallonges de refinancement.

Sur le plan financier, il va falloir redynamiser le marché financier et créer des instruments financiers ” assimilables ” au profit des entreprises.

C’est une politique budgétaire expansionniste que vous préconisez. Le pays a-t-il aujourd’hui les moyens de cette politique ?

Il faut recentrer la problématique du financement : il s’agirait de revenir vers moins d’internationalisme et plus de nationalisme : l’idée, c’est de favoriser les emprunts nationaux (en monnaie nationale) pour financer le déficit public, dans le cadre d’une restructuration de la politique financière globale.

je préconise une redynamisation du marché financier, via des instruments financiers assimilables nouveaux

C’est la raison pour laquelle je préconise ” une redynamisation du marché financier “, via des instruments financiers assimilables ” nouveaux “. Ceux qui considèrent que l’Etat tunisien n’a pas les moyens financiers de sa politique se trompent.

De même, ceux qui considèrent que ” la planche à billet ” produit de l’inflation se trompent ou ils oublient que dans un pays en récession et/ou en dépression et où les capacités de production sont largement sous-employées, les tensions sur les capacités sont inexistantes et que, donc, il ne peut y avoir d’inflation.

Cette dernière ne se manifestera que dès lors que les capacités de production sont sur-employées, avec des surcoûts générateurs de hausses de prix et de salaires.

J’explique : l’idée défendue par le courant néolibéral, c’est que la dette publique produit de l’inflation. Quand l’Etat, par sa politique budgétaire expansionniste, se retrouve en déficit public, il doit emprunter soit à l’intérieur (en monnaie nationale), soit à l’étranger (en devises). Quand il emprunte en monnaie nationale, il émet des bons de trésor, que la Banque centrale et/ou les banques commerciales ” récupèrent “, en émettant des dinars en contrepartie.

La masse monétaire en circulation augmente, les crédits aux agents augmentent et la demande augmente à son tour. Face à cette augmentation de la demande intérieure (consommation et investissement), dans les pays où les capacités de production sont sur-employées, l’offre des entreprises ne peut pas augmenter en raison d’une sur-utilisation de leurs capacités de production.

Pour pouvoir satisfaire l’augmentation de la demande, les entreprises sont amenées à augmenter les cadences de production…

Pour pouvoir satisfaire l’augmentation de la demande, les entreprises se trouvent ainsi amenées à augmenter les cadences à travers le recours aux heures supplémentaires et en embauchant davantage.

Cela leur coûte plus cher et les pousse à hausser leurs prix d’offre pour couvrir leurs coûts, générant ainsi une inflation. Or en Tunisie, il y a une sous-utilisation des capacités de production (des équipements non utilisés et de la main-d’œuvre au chômage) : les entreprises tunisiennes sont ainsi en surcapacité de production et il n’y aura pas de tensions sur les capacités de production et donc pas d’inflation par la demande.

Il est évident que le plan de sortie de crise générera un déficit public (comblé par des emprunts tuniso-tunisiens), d’autant plus que les recettes fiscales seront moindres du fait du ralentissement de l’activité et de la baisse des taux d’imposition.

Sauf que le rebond et la reprise plus tard, généreront un surcroît de recettes fiscales susceptibles de réduire la contrainte financière de l’Etat.

Cette crise a encore une fois, révélé la fragilité économique et sociale du pays. Quelle approche proposez-vous pour une relance économique post-covid ?

L’économie de marché, dans l’optique néolibérale, est réduite à un capitalisme qui ne confère le pouvoir qu’aux seuls détenteurs de ” cash ” et où l’accumulation du ” cash ” est la finalité, alors que la finalité de l’économie c’est la maximisation du bien-être social. Cette représentation compacte du ” marché-économie-entreprise “, via le ” cash “, est à la base des déséquilibres structurels, source de déviance sociale.

Une autre démarche consisterait à valoriser les formes d’organisations susceptibles d’assurer la viabilité de la stabilité économique, et de la stabilité sociale elles mêmes garantes de la cohésion sociale.

Une autre démarche consisterait à valoriser les formes d’organisations susceptibles d’assurer la viabilité de la stabilité économique,

L’économie sociale décentralisée et solidaire recentre l’économique et le social par le recentrage de l’entreprise dans son rôle social via sa Responsabilité Sociale.

En d’autres termes, il ne s’agit plus d’une dichotomie entre l’économique (efficience via le ” cash “) et le social (justice sociale), mais au contraire de concevoir un protocole de développement où l’efficience économique et la justice sociale font bon ménage.

Il est utile de faire apparaître qu’une meilleure justice sociale est de nature à créer des conditions favorables pour accroître l’efficience économique, laquelle sera elle-même génératrice de richesses additionnelles qui vont améliorer davantage la justice sociale.

Le chômage est la plus grande des injustices sociales. A ce titre, la croissance économique est la solution à ce fléau

Le chômage est la plus grande des injustices sociales. A ce titre, la croissance économique est la solution à ce fléau: une croissance tirée par les exportations est de ce fait toute indiquée (vers l’Afrique notamment ), dans un pays comme la Tunisie, où l’exiguïté du marché local constitue une contrainte supplémentaire à la création d’emplois.