Un regard d’ensemble sur l’historique des résultats de l’économie tunisienne, depuis l’accession du pays à l’indépendance en 1956, montre que cette économie a perdu, au moins, trois décennies en termes de croissance et de développement par l’effet de la contre-performance et de l’incompétence de certains de ses dirigeants.

A preuve, 64 ans après l’indépendance, notre économie continue à souffrir de l’absence d’identité et de distinguo. Elle demeure, à bien des égards, sous-développée, peu intégrée, surendettée et toujours inapte à créer assez d’emplois, de richesses de valeur ajoutée. En cause ? Les lobbies voire les mafias de l’ère Bourguiba, Ben Ali et de la Troïka qui ont eu à partager le pays comme un butin de guerre. 

A l’origine également de cette déficience structurelle, l’aversion des dirigeants qui se sont relayés à la tête du pays pour les réformes structurelles et les décisions politiques improvisées de deux dictatures, celles de Bourguiba et de Ben Ali, une Troïka inexpérimentée et corrompue. Ces dictatures (corrompues, régionalistes, clientélistes et népotistes) ont généré, six décennies durant, plusieurs crises et récessions.

Ces mêmes crises ont compromis l’évolution naturelle du pays vers de meilleurs stades de développement et de progrès économique. En d’autres termes, par l’effet néfaste de ces crises, l’économie tunisienne n’est pas parvenue, jusqu’à ce jour, à disposer de la stabilité requise pour réaliser des performances structurelles et empêcher ainsi les crises exogènes et endogènes.

Résultat : assurée actuellement à hauteur de 50% par un secteur informel aux relents mafieux, cette économie, aujourd’hui au bord de la banqueroute, est exposée à tous les dérapages.

Retour sur ces trois décennies de récession dont chacune a eu le désavantage d’avoir compromis tout processus de réformes porteur.

Nous traiterons dans un premier article de la décennie 1960-1970.

La première décennie perdue : échec du collectivisme mal compris

De prime abord, il faut reconnaître que cette décennie a très mal débuté. Entre 1960 et 1964, elle a connu de graves crises politiques. La première crise a eu lieu durant la période 1961-1962 avec l’assassinat, le 12 août 1961, du leader nationaliste Salah Ben Youssef et la tentative de complot mené contre le Premier président de la première République, Habib Bourguiba, et son régime par d’anciens résistants et militaires.

Cette double crise politique avait freiné l’élan révolutionnaire engagé, durant la demi-décennie 1956-1961. Au cours de cette période, la Tunisie a connu son âge d’or en matière de réformes institutionnelles. Celles-là mêmes qui devaient libérer les forces vives du pays et booster son économie. Parmi ces réformes figurent en bonne place l’abolition de la monarchie, la promulgation du Code du statut personnel (CPS) venu consacrer l’émancipation de la moitié de la population, l’élaboration d’une nouvelle Constitution, l’abolition du régime des terres habous, la mise en exécution d’un système d’éducation tunisien progressiste, création de la Banque centrale de Tunisie, mise en circulation d’une monnaie nationale (le dinar), création de la doyenne des banques tunisiennes, la Société tunisienne de banques…

Les dérapages de cette décennie

Une des conséquences de cette crise politique, trois décisions majeures. La première, une décision administrative, a porté sur l’interdiction, en 1963, des partis politiques d’opposition dont le Parti communiste tunisien qui aurait pu être d’un grand apport pour le pays à travers son discours contradicteur à l’endroit du pouvoir en place.

La deuxième a consisté en la nationalisation des terres des colons en 1964. Le défunt Moncef Guen, docteur ès-sciences économiques, diplomate et économiste et président de l’Association pour le Grand Maghreb, y a vu une perte sèche pour la Tunisie. «Ces colons, dont certains ont certes lutté contre l’indépendance du pays, disait-il, étaient devenus simplement des agents économiques qui remplissaient une fonction productive de haute valeur sans danger politique pour la souveraineté du pays. Pourquoi leur enlever cette fonction productive ? Pourquoi laisser les meilleures terres agricoles entre les mains des dirigeants et fonctionnaires d’un l’Office public dont l’incurie est prouvée par la baisse des rendements de ces terres ? Pourquoi avoir transformé les paysans (hommes et femmes libres) en fonctionnaires ? Au Maroc, une telle erreur a été évitée pour le bien de son agriculture».

Ironie du sort : les héritiers des dirigeants du pays qui avaient pris cette décision font, aujourd’hui, flèche de tout bois pour faire revenir ces colons agriculteurs par le canal de l’Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA). Mieux, l’actuel gouvernement a soumis, le 11 décembre 2019, un projet de loi sur l’Economie sociale et solidaire (ESS) qui n’est qu’une autre forme du collectivisme des années 60.

La troisième décision a été l’emprisonnement, en 1969, du leader socialiste Ahmed Ben Salah en raison de l’échec de la politique dirigiste et collectiviste (1964-1969) qui a touché particulièrement l’agriculture et l’industrie. Cette politique collectiviste a donné l’avantage à l’investissement dans les coopératives au détriment des secteurs public et privé.

Le socialisme destourien, tel qu’il a été défini par le 7ème congrès du Parti socialiste destourien de l’époque (Bizerte, 22 octobre 1964), prônait pourtant la coexistence des trois secteurs : coopératif, public et privé.

Des avantages mais aussi des dégâts du collectivisme

Pourtant, c’est au cours de cette période qu’ont été programmés les grands projets d’infrastructure : construction de barrages, forage de puits profonds, réalisation de nouvelles routes et de nouvelles centrales électriques.

Point d’orgue de cette politique collectiviste, le mérite d’avoir jeté les bases d’un véritable équilibre régional : la création de zones économiques : Sfax, Gabès, Menzel Bourguiba pour l’industrie lourde ; Tunis et Sousse pour l’industrie légère ; Kasserine pour l’industrie papetière ; les régions du nord-ouest (Béja, Jendouba, Le Kef et Siliana) pour la céréaliculture et l’extraction des produits miniers (substances utiles et fer) ; le Cap Bon, le Sahel et l’île de Djerba pour le tourisme.

Une des séquelles du collectivisme : la déstructuration économique du nord-ouest, de l’axe médian et du sud (exode rural, abandon de certaines activités…).

Ces régions économiques ont souffert de leur non accompagnement par les institutions décentralisées nécessaires. Les décisions se prenaient toujours par l’administration centrale.

Principale zone d’ombre de ce collectivisme mal compris : l’industrie développée, particulièrement l’industrie chimique, a été très polluante. Les villes de Gafsa, Gabès, Sfax et Kasserine ont payé –et payent encore- un lourd tribut. Le phosphogypse, matière très polluante, rejeté par millions de tonnes à Taparura (nord de Sfax) et dans le golfe de Gabès ont fait des ravages. Des milliards de dinars sont dépensés actuellement pour dépolluer ces sites. Idem pour le mercure rejeté par la société de cellulose de Kasserine.

Malheureusement, les événements d’Ouardanine (révolte des petits exploitants agricoles contre le collectivisme) et les inondations dévastatrices de 1969 se sont associés pour gommer tous les progrès accomplis en matière d’infrastructure et sonner le glas au collectivisme et, partant, d’un cycle du développement de la Tunisie contemporaine.

La gravité de la fin de ce mode de développement a résidé dans son enterrement et dans cette tendance à ne pas préserver les avantages et atouts (forte employabilité, création d’emplois au moindre coût…) dont il engrangeait.

Pour mémoire, ce collectivisme est pratiqué actuellement avec beaucoup de succès dans plusieurs pays dont notre voisin le Maroc. La raison de ce succès est simple : le collectivisme a été bien encadré juridiquement et bien expliqué aux bénéficiaires. Chaque partie y trouve son compte.

Dans le prochain article, nous traiterons de la 2ème décennie perdue 1978 1987…

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Histoire économique : Les trois décennies perdues (Partie 2/3)

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