Lutte contre la corruption : Témoignage d’une magistrate et engagement du futur chef du gouvernement

C’est avec courage et amour pour la Tunisie que la magistrate, Lamia Mejri, membre de l’Association des magistrats de Tunisie (AMT), a fait assumer au pouvoir politique en place, depuis 2011, l’entière responsabilité du maigre bilan en matière de lutte contre la corruption.

Invitée mercredi 23 janvier 2020 à participer à une émission consacrée à ce dossier sur la chaîne privée Tunessna, aux côtés de Mohamed Ayadi, magistrat et membre de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC), Lassaad Dhaouadi, expert en fiscalité, et Youssef Belgacem, représentant de l’ONG Iwatch, Lamia Mejri a dénoncé l’absence de volonté politique pour lutter contre la corruption qui gangrène tous les domaines socio-économiques et politiques en Tunisie.

La magistrate, à qui l’animateur Abdellatif Ben Hédia, admiratif a accordé tout le temps qu’elle a voulu pour s’exprimer, a particulièrement déploré l’asymétrie des pouvoirs entre des magistrats qui n’ont que leur intégrité et dépendance pour se défendre et les fortes pressions multiformes (argent, politique, police, médias, Parlement…) exercées directement ou indirectement sur eux, par les personnes reconnues corrompues pour se faire disculper (hommes d’affaires, hommes de médias, chefs de partis, députés, ministres…).

Le pouvoir en place est le premier responsable de la corruption

Lamia Mejri a stigmatisé le sabotage et la dilapidation des efforts déployés, durant des mois, par les magistrats pour prouver, avec de maigres moyens, la corruption de fonctionnaires par l’effet de la promulgation, au temps du défunt Béji Caïd Essebsi, de la loi sur la réconciliation administrative.

Elle perçoit dans cette loi une volonté de gaspiller les deniers publics, faisant allusion ici aux pertes générées pour le contribuable par la rémunération des magistrats sans contrepartie et sans résultats notoires.

Lamia Mejri a également rappelé la tendance discriminatoire du pouvoir à concentrer tous ses efforts sur la lutte contre le terrorisme, comme en témoignent les résultats positifs obtenus en la matière et à négliger la lutte contre la corruption.

Pour preuve, elle a cité le manque de moyens dont pâtissent les quelques magistrats affectés au Pôle judiciaire économique et financier, juridiction chargée de l’investigation, de la poursuite, de l’instruction et du jugement en première instance et en appel des infractions économiques et financières complexes.

A titre indicatif, le Pôle, entré en fonction officiellement en 2017, n’est pas, selon elle, doté, comme le stipule la loi, des experts techniques qui doivent assister les magistrats dans leur tâche, et ce contrairement aux déclarations faites à ce sujet par l’actuel chef du gouvernement, Youssef Chahed.

Pour la magistrate, au regard de la banalisation de la corruption dans le pays et de sa recrudescence dans tous les secteurs, elle estime que la Tunisie a besoin de magistrats hors pair, courageux et bien formés. Pour y parvenir, elle lance un appel au Conseil supérieur de la magistrature d’affecter au Pôle judiciaire économique et financier les meilleurs magistrats du pays et à leur garantir la sécurité requise.

La corruption est plus puissante que l’Etat

La relayant, le fiscaliste frondeur Lassaad Dhaouadi a indiqué, qu’au vu de l’ampleur des pertes générées pour l’Etat par l’effet de la banalisation de la corruption et de l’impunité dont jouissent les personnes corrompues, le contribuable tunisien a l’impression que la corruption est de loin plus forte que l’Etat et que la communauté des corrupteurs et corrompus est plus puissante que les hommes au pouvoir.

Il pense que «l’Etat tunisien doit prouver qu’il ne se comporte pas comme un Etat voyou en respectant ses engagements pris dans le cadre des conventions internationales, notamment dans le cadre de la Convention des Nations unies contre la corruption».

Par ailleurs, il a déploré la tendance des structures de contrôle de l’Etat (Cour des comptes et autres) à ne pas alerter le parquet, comme le prévoit la loi, des présomptions de corruption, et accusé le législateur de promulguer des lois qui favorisent la corruption et le blanchiment de l’argent sale.

Les autres invités de l’émission ont mis l’accent sur la lenteur de la justice et sur l’écart entre l’esprit des lois promulguées et les restrictions imposées par les textes d’application. D’où l’impératif de promulguer, dorénavant, concomitamment les lois et les textes d’application et de hâter l’adoption de l’Instance constitutionnelle de la lutte contre la corruption.

Abstraction faite de ce débat de bon aloi, il faut admettre que la lutte contre la corruption demeure une pièce de théâtre et que l’opération mains propres lancée par Youssef Chahed au mois de mai 2016, n’était qu’une diversion de mauvais goût.

La solution réside dans l’institutionnalisation de la lutte contre la corruption

L’idéal serait, comme l’avait proposé à maintes reprises Kamel Ayadi, président du Haut comité du contrôle administratif et financier (HCCAF) d’“institutionnaliser cette lutte contre la corruption, de légiférer en amont et de faire en sorte que la corruption soit une exception et non plus la règle” (lire notre article : Gouvernance : Il faut institutionnaliser la lutte contre la corruption en Tunisie).

Les bailleurs de fonds sont du même avis. Dans une communication destinée à convaincre l’opinion publique tunisienne du bien-fondé de son partenariat avec la Tunisie, le Fonds monétaire international (FMI) dit “avoir engagé les autorités tunisiennes à rendre opérationnelle le plus rapidement possible la haute autorité de lutte contre la corruption”.

Il semble que, 9 ans après le soulèvement du 14 janvier 2011, le pouvoir soit plus que jamais responsabilisé. Le prochain gouvernement doit assumer ses responsabilités. C’est ce à quoi s’est engagé, le 24 janvier 2020, le chef du gouvernement désigné, Elyès Fakhfakh, quand il a déclaré au cours de sa première conférence de presse : «la lutte contre la corruption est un objectif essentiel et déterminant pour développer le pays. C’est pourquoi cette lutte doit transcender le stade des slogans creux pour être concrétisée sur le terrain. D’où l’enjeu de mettre en place un gouvernement qui croit à cette lutte».

Dont acte.

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