Tout Tunisien ou presque -qu’il soit ingénieur, médecin, homme d’affaires, universitaire, journaliste, enseignant, cadre sécuritaire, ouvrier qualifié- ne rêve que de quitter le pays.

Pleins feux sur cet exode des cerveaux. 

Selon le ministre des Affaires sociales, Mohamed Trabelsi, citant un rapport arabe de 2009, “la Tunisie est classée au 2e rang arabe après la Syrie, en matière de fuite des cerveaux (brain drain). Il s’exprimait lors d’une conférence sur les compétences tunisiennes à l’étranger ayant pour thème “Tunisie 2030 – Recherche et Innovation: Notre voie vers les nouvelles technologies et les secteurs prometteurs”.

Mais pour le ministre des Affaires sociales, “le phénomène ne constitue pas un problème en soi en ce sens où ces compétences peuvent devenir, un jour, un filon d’investissement devant contribuer à l’économie nationale». Mieux, il a ajouté que le gouvernement s’y prépare en mettant en place une base de données sur les compétences tunisiennes vivant à l’étranger, l’ultime but étant “d’établir des liens avec elles et avec les universités, les instituts de recherches et les entreprises économiques où ils travaillent”.

Le chef du gouvernement, Youssef Chahed, qui a présidé l’ouverture de ce séminaire, va plus loin, évoquant la mise au point d’une stratégie pour courtiser les compétences tunisiennes à l’étranger et les encourager à investir en Tunisie, moyennant l’institution en leur faveur incitations et avantages.

Les think tank locaux et étrangers le recommandent 

En fait, cet intérêt pour la communauté tunisienne à l’étranger et pour les avantages dont la Tunisie peut en tirer n’est pas nouveau. Il a été fortement recommandé par des audits externes au gouvernement de Habib Essid lequel n’avait pas manqué d’en faire une des options du 13ème Plan de développement (2016-2020).

Interpellé sur ce sujet, Yassine Brahim, alors ministre du Développement et de la Coopération, déclarait à un magazine de la place: “nous sommes en train de préparer un “who’s who” des Tunisiens à l’étranger aux fins de les identifier d’abord et de les intégrer ensuite dans le circuit économique en tant que potentiels investisseurs”.

Sur le plan théorique, le chercheur et universitaire Kaies Samet, maître-assistant de l’enseignement supérieur en sciences économiques à l’Institut supérieur de gestion de Gabès, en a longuement traité dans une étude-essai: «La fuite des cerveaux en Tunisie: évolution et effets sur l’économie tunisienne».

On y lit notamment: “Le départ des cadres tunisiens à l’étranger est moins à considérer comme une perte que comme un gain pour la Tunisie”.

Qui sont ces cadres qui fuient le pays?

Pour revenir à cet exode des compétences tunisiennes à l’étranger, trois statistiques méritent qu’on s’y attarde.

D’abord, plusieurs étudiants tunisiens qui suivent des études à l’étranger ne rentrent pas au bercail. Ceci est vrai même pour les étudiants qui ont un riche patrimoine dans le pays.

A titre indicatif, 15.000 Tunisiens étudieraient en France, faisant de l’Hexagone la destination préférée des jeunes pour se former, devant l’Allemagne et la Roumanie. Et ce n’est pas un hasard si les compétences tunisiennes hautement qualifiées résidant à l’étranger sont dispersées dans les mêmes pays d’accueil: 31% en France, 13% au Canada, 11% aux USA, 10% en Allemagne…

Mention spéciale, ensuite, pour les ingénieurs. Selon des statistiques du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, 95% des ingénieurs tunisiens formés à l’étranger, particulièrement dans les technologies de l’information et de la communication ne rentrent pas dans leur pays après leurs études.

La raison est simple : tout ingénieur tunisien ayant, à titre d’exemple, obtenu une certification de type Java, Microsoft, Linux ou Oracle… dispose de fait d’un passeport pour l’émigration vers tous les pays du monde (Canada, Etats-Unis d’Amérique ou Europe, où l’on cherche à attirer les ingénieurs certifiés en technologies de l’information et de la communication).

Même les ingénieurs locaux formés dans cette spécialité sont sollicités par les chasseurs de têtes de grandes puissances. D’après de statistiques de l’ambassade de France en Tunisie, “quelque 1.068 techniciens et ingénieurs, 59 médecins et cadres paramédicaux et 29 personnes qualifiées dans l’hôtellerie et la restauration ont traversé, en 2016, la Méditerranée pour aller travailler en France”.

Enfin, cette nouvelle tendance des universitaires tunisiens à émigrer vers l’étranger. Toujours d’après des statistiques du ministère de l’Enseignement supérieur, “plus de 1.800 professeurs universitaires ont quitté la Tunisie, au cours des trois dernières années, dont 800 pour la seule année 2017“.

«Certains professeurs ont commencé à partir depuis 2011, mais récemment les chiffres ont considérablement augmenté… Ils exercent leur droit de choisir leur avenir, mais nous perdons des cadres nationaux importants», regrette dans une interview Slim Khalbous, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique.

Lire : Slim Khalbous: «La Tunisie souffre d’une hémorragie d’universitaires»

Les conséquences sont pour le moment désastreuses: ce départ massif a un impact négatif immédiat sur la qualité de l’enseignement supérieur et l’avenir des étudiants. A titre d’exemple, plus de 200 étudiants de troisième cycle dans les beaux-arts, les médias et la littérature anglaise à la Faculté des sciences humaines – 9 Avril souffrent de manque de professeurs encadreurs qui ne sont qu’au nombre de dix.

Lire : Slim Khalbous se penche sur le problème des docteurs en chômage

Des raisons multidimensionnelles

Quant aux raisons qui poussent les universitaires du pays à émigrer, elles sont multiples. Certes, l’argent constitue la raison principale du départ des professeurs tunisiens -les salaires à l’étranger sont parfois 4 fois supérieurs à ceux accordés en Tunisie-, mais elle n’est pas la seule. Derrière ce phénomène, il y a la disponibilité de meilleures conditions de travail et de recherche. Il y a aussi le souci des concernés de donner vie à des projets ambitieux, de faire de la recherche, de booster leurs carrières et surtout, “d’avoir la reconnaissance de leurs pairs”. Il y a là plus qu’un besoin d’argent, les universitaires réclament dignité, reconnaissance et respect. C’est tout un autre programme.

C’est la raison pour laquelle que nous pensons que cette tendance du gouvernement à s’accommoder de manière presque mécanique de cet exode des cerveaux n’est pas convaincante. Elle gagnerait à être accompagnée par une autre stratégie tendant à sédentariser les compétences du pays et à faire profiter, en priorité, la communauté nationale de leur précieux savoir. N’oublions jamais que c’est grâce à l’argent du contribuable que ces cadres ont été formés.

Dans tous les cas, une réflexion approfondie sur ce que gagnerait le pays et sur ce qu’il perdrait à travers ce brain drain mérite d’être engagée.

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