Monnaie : Un changement de billets de banque peut-il enrayer la contrebande en Tunisie?

Par : Tallel

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Le jeudi 29 septembre 2016, l’Association des anciens diplômés de l’IHEC (ALUMNI IHEC), en partenariat avec la Fondation Friedrich Naumann, organisait sa première matinale à l’hôtel Paris, en présence de plusieurs experts économiques, financiers et bancaires tunisiens pour débattre du «changement des billets de banque: petite mesure ou décision stratégique?».

Pour en cerner cette problématique, les organisateurs de la rencontre ont proposé une série de questions aux panélistes: quelle serait l’utilité d’une telle mesure? Peut-on mesurer son impact? Y a-t-il des risques liés à l’opération? Comment organiser le processus de mise en œuvre? N’est-il pas trop tard de lancer cette opération, suite à l’effet d’annonce? Quelle est la position de la Banque centrale et des autres parties prenantes?

Autour de la table, il y avait l’économiste Hechmi Alaya, le banquier Ahmed El Karm, l’expert financier Achraf Ayadi et l’expert-comptable Walid Ben Salah.

Vous aurez compris, il s’agit de beaucoup de questions pour trop de temps. Et on peut vous assurer, le débat fut houleux entre nos experts, tant ils étaient loin d’être d’accord, à commencer même sur l’objectif recherché.

Premier (petit) accroc, Professeur Hechmi Alaya rectifie le titre ou l’appellation «changement de billets de banque» parce qu’il ne s’agit pas de changer la monnaie mais de «configuration graphique et monétaire de la monnaie». Il cite l’exemple de vrais changements de billets de banque tunisiens, à savoir les billets de 50 dinars (type 2008), de 30 dinars (type 1997) et de 20 dinars (type 1992).

Ahmed El Karm, président du directoire d’Amen Bank, abondera dans le même sens mais en ajoutant que le changement de la configuration graphique est une opération technique simple et banale qui ne présente des avantages, sans le moindre coût. «Il s’agit d’une solution technique à un problème épineux à condition que ce changement de billets soit accompagné d’une obligation pour le changeur d’ouvrir un compte pour y déposer son argent».

Mais il fera remarquer qu’en Tunisie on a un problème avec l’application de la loi, alors que si on l’appliquait pour empêcher la fraude, l’évasion et la corrompu, le pays pourrait gagner jusqu’à deux points supplémentaires de croissance.

Maintenant concernant l’utilité d’un changement de configuration graphique de la monnaie tunisienne, là aussi nos experts n’étaient pas sur la même longueur d’onde. En effet, pour les uns, cela peut constituer un moyen efficace pour venir à bout des déficits publics, en ce sens que l’opération, disaient-ils, est à même de combattre la thésaurisation de l’argent en liquide engendrée par le développement de l’économie parallèle –qui s’est accélérée au cours des 6 dernières années-, mais également par le manque de confiance du citoyen tunisien dans le système bancaire.

Mais Pr. Alaya n’est pas du tout de cet avis, affirmant que ce n’est pas ainsi qu’on peut venir à bout des déficits publics, et qu’il y a donc d’autres moyens plus efficaces.

A propos de la finalité de l’opération, là également Hechmi Alaya s’est démarqué des autres intervenants. Il dira ne pas connaître un seul pays au monde à avoir voulu lutter contre le blanchiment d’argent en changeant la configuration graphique de sa monnaie. Répondant ainsi à l’expert-comptable, Walid Ben Salah, selon qui cette opération permet de «lutter contre le blanchiment d’argent qui englobe tous les délits fiscaux, privant le trésor public de recettes très importantes», selon ses dires.

Pour Pr. Alaya, pour combattre le blanchiment d’argent, il ne faut pas aller par quatre chemins, il faut s’attaquer directement aux contrebandiers. Et ce n’est pas compliqué d’autant plus que ces derniers sont connus et identifiés.

Il va plus loin pour souligner que c’est quelque peu naïf de penser qu’un contrebandier va se présenter dans une agence bancaire et demander qu’on lui ouvre un compte bancaire.

En gros, Professeur Alaya estime indispensable de mettre en place de réformes profondes et structurelles, aussi bien sur le plan de la monétique qu’au niveau de l’application de loi en matière de lutte contre la corruption, le blanchiment d’argent et de l’évasion fiscale.

Sur autre volet, Ahmed El Karm, se fondant sur des chiffres de la BCT, affirmera qu’il y a plus de 5 milliards de dinars supplémentaires qui circulent en dehors du secteur bancaire, et ce depuis 2011, soit un total de 10,164 milliards de dinars (en 2010, 5 milliards de dinars étaient en circulation, officiellement du moins).

A ce propos, Achraf Ayadi pense qu’en laissant une porte de sortie aux actifs de l’économie informelle en leur permettant de déposer leur argent dans des comptes bancaires à condition de payer une contrepartie fiscale et de s’adresser à des experts-comptables pour régulariser leur situation fiscale, cela peut constituer une des solutions.

Il y a deux avantages à cela, selon lui: l’injection de plusieurs millions de dinars de liquidités (qui échappent aux banques), et second avantage, cela constituerait un bol d’air pour les banques en termes de liquidité, et par ricochet l’opération soulagerait la Banque centrale.

Même s’il n’est pas convaincu que cela puisse marcher, Pr Alaya appelle toute de même les banques à changer leur manière de faire actuelle, notamment en termes de taux d’intérêt, sans oublier la peur qu’a le citoyen dans le moyen de paiement autre que le liquide. C’est-à-dire qu’avec le carnet de chèque et/ou la carte de retrait ou de payement, il a la peur au ventre qu’on lui dise «ça ne marche pas…».

Au final, Pr Alaya résumera son idée ainsi: «le citoyen tunisien n’a pas confiance en son banquier…».

Que les invités aient été d’accord ou pas sur le sujet, le débat aura permis de poser l’épineuse problématique de la corruption, du blanchiment d’argent, de l’évasion fiscale et de l’économie parallèle. C’est déjà ça.