Tunisie – Débat sur le rôle des médias en situation de crise : “… Ne fait pas assez buzzer, mon fils”

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Une situation financière précaire et des conditions de travail difficiles justifieraient-elles le non-respect par certains médias de l’éthique et du code d’honneur qu’impose une profession aussi importante que celle d’informer et même de façonner l’opinion publique? Pourquoi assistons-nous aujourd’hui à cette débâcle d’une grande partie des médias tunisiens séduits par le sensationnalisme, le populisme et le buzz? Une liberté débridée chaotique qui en arrive presque à menacer les équilibres fragiles d’un pays où la phase de transition démocratique s’éternise et où les politiques socioéconomiques échouent en l’absence d’un Etat fort et visionnaire.

Le manque de culture expliquerait-il le niveau plus que douteux de nombre de médias et de journalistes nationaux? La démission des institutions publiques et l’absence d’instances régulatrices efficientes seraient-elles à l’origine des débordements que nous vivons chaque heure et chaque jour dans le paysage médiatique tunisien?

C’est à ces questions et à bien d’autres qu’ont essayé de répondre le grand homme des médias, Ridha Najar, le tout aussi grand homme de culture, Raja Farhat, et les journalistes Amel Chahed et Mehdi Kattou lors d’un débat soulevé par l’Association Afrimalife présidée par Leila Khaiat et membre de l’organisation internationale BPW (Les Business and Professional Women) et sponsorisé par Evertec.

Un débat auquel ont assisté des députés, Samira Merai, ministre de la Femme, de la Famille et de l’Enfance, des personnalités du monde culturel et économique et quelques journalistes intéressés par un sujet qui les interpelle.

Parmi les autres invités journalistes, au nombre de 300, beaucoup auraient estimé que le sujet du débat n’était pas assez «sexy» pour eux et elles! Certes, il ne s’agit ni d’un Adel Almi, d’un représentant des LPR, de politiciens véreux et encore moins d’artistes en mal de notoriété.

«Je ne sais plus qui a dit, il y a quelques jours, “nous sommes passés du journaliste privé de parole au journaliste roi“. Je ne suis pas d’accord, je dirais plutôt que nous sommes passés, pour la majorité de nos médias, à un journalisme responsable avec un sens aigu de l’engagement civique constructif. Il est d’usage de qualifier la presse de quatrième pouvoir après le législatif, l’exécutif et le judiciaire. Cette classification me parait obsolète du moins dans les démocraties naissantes et un contexte socio-économique fragile. Le rôle de la presse est cardinal et multidimensionnel avec une mission à très haute responsabilité, ce qui exige un sens aigu du devoir». Quel beau descriptif des médias qu’apporte, dans son allocution d’ouverture, Leila Khaiat. Elle ne reflète malheureusement pas leur réalité dans notre pays.

«Certains médias sacrifient le travail de terrain et l’investigation à la facilité»

Et quoique cet acquis de l’après 14 janvier, consistant en la liberté d’expression sous toutes ses coutures, soit une victoire pour la Tunisie et les médias nationaux, nous ne pouvons pas ne pas relever les défaillances du secteur. Les médias représentent le moyen de pression, de sensibilisation et l’outil de changement le plus indispensable et le plus redoutable dans un pays menacé par les crises socioéconomiques et les dangers sécuritaires. C’est par leurs canaux que l’on peut assurer la circulation de l’information mais également confronter les opinions, susciter les débats publics à propos de questions déterminantes pour le pays et l’éclairer sur les enjeux s’y rapportant. Est-ce le cas pour la Tunisie? Oui en partie. Mais malheureusement nombre de supports médiatiques peuvent dérailler parce que sans éthique, intéressés et orientés idéologiquement. Ces médias sont dangereux parce que se prétendant indépendants, ils leurrent leurs lecteurs, leurs auditeurs et leurs téléspectateurs.

«…Certains médias sacrifient souvent le travail de terrain et d’investigation à la facilité. Les jeunes journalistes et animateurs, grisés par la nouvelle liberté de parole, ont vite confondu liberté de presse et non-respect des règles professionnelles et déontologiques. D’où de multiples dérives accentuées par le nouvel esprit de concurrence entre privés et course au buzz et à l’audimat. Ces dérives ont mis en pièce la nécessaire vérification des sources (abus très peu professionnel de l’utilisation des réseaux sociaux, en particulier Facebook, comme sources), le respect de la vie privée, celui de la présomption d’innocence et du secret de l’instruction, et sont allés en mars 2015 jusqu’à imiter la voix du président de la République en poste aujourd’hui pour extorquer une interview exclusive! Sans oublier la sitcom diffusée aujourd’hui et où on induit en erreur des invités leur faisant écouter «en direct» le président partant… Mais, comme on dit, la liberté de presse charrie ses propres dérives! Nous ne pouvons aucunement justifier l’absence d’éthique, la diffamation, le manque de professionnalisme et la recherche de la facilité par les conditions précaires du travail des journalistes. Il est inadmissible que l’on se croit tout permis parce que journaliste», a déploré Ridha Najar qui estime par ailleurs que l’existence d’organes de régulation efficace est aussi importante que l’autorégulation des médias par eux-mêmes dans le respect de l’éthique et de la loi. 

Comment apporter des réponses à des questions fondamentales dont l’identité lorsque nous n’avons pas de culture?

Pour Raja Farhat, le manque de culture constitue un obstacle de taille s’agissant de journalistes professionnels capables d’offrir au public un produit respectable et convaincant: «Nombre de nos journalistes ne lisent pas, ne se documentent pas et ignorent même leur histoire. Comment, dans ce cas, pourraient-ils analyser, synthétiser les informations en prenant en compte tous les aspects des questions qui se posent à eux dans un contexte socioéconomique délicat? Comment assurer au mieux leur rôle lorsqu’ils n’ont pas la maîtrise de la culture alors que la question politique et cardinale reste l’identité qui est une question éminemment culturelle?». Des questions posées à un auditoire attentif où malheureusement les journalistes, premiers concernés, ont brillé par leur absence. La thématique ne fait pas assez buzzer!

«Le cœur de notre réflexion et de notre débat ce soir est le rôle du journaliste dans tout cela, j’ajouterai: son rôle et sa conscience et responsabilité. Sa conscience de ce qui se passe autour de lui à l’intérieur du pays mais aussi dans la conjoncture régionale et internationale. Sa responsabilité de rendre service au récepteur, de l’éclairer, de l’aider à mieux comprendre les évènements et les changements qui s’opèrent, sa responsabilité de mettre un ordre des priorités, de savoir avancer le plus important, de mesurer les urgences, de prévoir les impacts et les conséquences de ce qu’il présente ou propose au grand public surtout concernant des questions sensibles dans une situation de non stabilité ou de non sécurité. La conscience du journaliste et sa responsabilité à être patriote, à vivre et sentir son appartenance à la Tunisie, sa patrie et à s’engager inconditionnellement à la défendre». C’est la définition qu’apporte Amel Chahed à son métier. Elle, juriste, et Mehdi Kattou, architecte, pour lesquels le journalisme est une vocation et ne se limite pas à une formation académique. Un métier où ils brillent, contrairement à d’autres. Même si l’animateur vedette d’Express FM, tolérant, expliquerait les manquements de certains journalistes aux conditions de travail précaires, aux équipes (dans le secteur audiovisuel) non formées, mal payées et surchargées.

La réponse a été apportée par Ridha Najar: «Rien ne justifie la médiocrité, le manque de professionnalisme ou les mauvaises pratiques».

En somme, une soirée qui se voulait une occasion pour les journalistes de s’autoévaluer et aussi de présenter leur propre perception du rôle qui leur incombe en tant que bâtisseurs de la deuxième République.

Un débat passionnant auquel ont pris part des personnalités qui considèrent que la thématique est importante comme c’est le cas de Samira Merai, qui a insisté dans une petite intervention sur la responsabilité qui incombe aux médias dans le contexte actuel. «Nous sommes, en tant que responsables, disponibles et disposés à donner aux journalistes l’accès à l’information à condition qu’ils la sollicitent. Nous ne demandons que cela pour servir au mieux les intérêts de notre pays et surtout pour éviter que lecteurs, téléspectateurs et auditeurs reçoivent des informations erronées».

Un b-a Ba s’agissant du métier journalistique peu pratiqué parce qu’une autre composante est apparue dans l’univers médiatique tunisien: celui des médias alternatifs qui s’opposent très souvent aux médias professionnels, ce qui rappelle, ironie du sort, un autre mal dans notre pays, celui d’une économie parallèle qui dévore 54% du terrain de l’économie formelle, responsable et patriote.

Les médias alternatifs et leurs conséquences sur la presse tunisienne: un autre thème de débat qui pourrait peut-être intéresser des journalistes soucieux de leur métier et de son avenir et qu’ils n’aimeraient surtout pas évincer.