Tunisie – Social : «La saleté matérielle est le reflet de la saleté morale», Pr Gouider Khouja

gouider-khouja-2016.jpg“Les bateaux ne coulent pas à cause de l’eau autour d’eux. Ils coulent à cause de l’eau qui rentre à l’intérieur. Ne laissez pas les évènements qui surviennent autour de vous pénétrer votre esprit et vous faire couler”. L’auteur en est inconnu, mais la citation inspire plus d’un Tunisien qui croit que l’amour du pays passe par un engagement ininterrompu dans l’exercice réel et effectif de sa citoyenneté par et dans l’action.

Neziha Gouider Kouja, Professeure en Neurologie, a initié au mois d’août 2015, en compagnie d’un groupe d’amis (e) soucieux du devenir de la Tunisie, face à la déliquescence de l’Etat, l’opération OAEEPV (On a été embêté pour vous), groupe pour la nouvelle culture citoyenne en Tunisie composé de 8 administrateurs et 6 modérateurs.

Au commencement, il s’agissait tout juste de nettoyer devant chez soi, sa rue, pour ensuite se déplacer dans la cité, montrer l’exemple, motiver et mobiliser. “La contribution des individus à la vie de la Cité est une nécessité”. Pr Khouja nous renvoie ainsi à une belle déclaration de Jean François Fortuné, député haïtien qui a lancé à ses compatriotes l’appel suivant: “La meilleure façon de prédire le futur est de le construire. Prenez part à la vie au lieu de la regarder vous passer devant”.

C’est ce que fait aujourd’hui le groupe OAEEPV qui a démarré avec quelques volontaires pour atteindre des milliers de membres. 

Entretien avec une dame qui a fait des vœux pieux des Tunisiens désorientés et en mal de repères une réalité perceptible.

Webmanagercenter : Entre «Enndadhef nahji w nestahfedh alih» à “Tabbik Il Kanoun”, il y a une année de différence.  Qu’est-ce qui vous a poussé à devenir active dans la bataille pour la préservation et la sauvegarde de l’environnement? Est-ce votre manière de tourner l’apathie citoyenne en un activisme citoyen?

Neziha Gouider Kouja: Il s’agit plus précisément d’une bataille contre l’état d’insalubrité insoutenable du pays. Cette bataille comporte pour moi une symbolique évidente, que je ne cesse de répéter: on ne peut rien construire de propre sur du sale. J’y ai été amenée de façon logique par la conviction, mi-2015, que notre habituation récente à la saleté «matérielle» (les ordures) ne fait que refléter une forme d’acceptation et de démission devant toutes les formes de «saleté», y compris et surtout la saleté “morale“.

Quant à l’apathie citoyenne, il s’agissait là aussi d’une réorientation logique de la pensée et des actes: pendant 4 années, j’étais, comme des milliers de citoyens, occupée à «observer» l’écriture de la nouvelle Constitution, à parer aux dérives dans son écriture, à «observer» aussi les dérives dans la gouvernance du pays et ces urgences vitales nous ont caché un moment la dégradation progressive des comportements citoyens et civiques (qui n’ont certes jamais été au top) sur les années 2011 à 2015. 

Cette dégradation des valeurs citoyennes était devenue pour beaucoup inacceptable. C’est là que l’idée de canaliser les efforts vers une espèce de prise de conscience, de «rééducation» à la citoyenneté est née. L’activisme citoyen n’est ici qu’un outil de travail sur cette «rééducation» indispensable à tout progrès dans le pays.

Le désengagement de l’Etat est-il pour quelque chose dans toutes les actions que vous entreprenez?

Le désengagement de l’Etat y est pour quelque chose certes, mais même si l’Etat n’était pas désengagé, la contribution des individus à la vie de la Cité est une nécessité et c’est cela que nous essayons de faire comprendre à tous nos concitoyens. Elle l’est d’autant plus dans la situation actuelle de désengagement de l’Etat de tout ce qui concerne la vie de la Cité, justement. Ne pas attendre les consignes «d’en haut», ne pas vivre dans une mentalité d’assistés, prendre le destin du pays en mains, chacun devant se considérer comme responsable, au même titre que les décideurs, de l’avenir du pays. Il s’agit d’accepter de s’engager dans une démarche «bottom-up» qui se substituerait à la démarche actuelle de gouvernance «up-down».

Dans notre vision, le citoyen, qui qu’il soit, où qu’il soit, peut devenir un donneur d’ordre implicite par le biais de ses actions. Un exemple simplissime: quand je retrousse mes manches et que je vais ramasser les ordures des autres quelque part, la municipalité est obligée de venir ramasser les ordures collectées. Et elle le fait toujours, à chaque fois que moi, en tant que citoyen, je nettoie. Ne suis-je pas devenue par la simple action un donneur d’ordre? Sans fracas, sans écrits, sans demande, sans agressivité, sans conflit. Avec le sourire.

Vous êtes professeur en neurologie, mais depuis l’année dernière chaque fin de mois, vous prenez vos gants et vous équipez afin de nettoyer ou d’embellir des quartiers populaires. Quel sentiment cela vous inspire-t-il et avez-vous l’impression que l’impact de vos actions est à la hauteur de l’exercice?

Les diplômes et le CV, si prestigieux soient-ils, ne mettent personne au-dessus du lot quand il s’agit d’être citoyen responsable. Il n’y a absolument aucun rapport dans ma tête, entre mon statut professionnel, social et personnel et mon statut de citoyenne. Le statut de citoyen nous est offert par le simple fait de naître dans un pays donné et la seule différence acceptable entre les citoyens est celle de leur contribution ou non au progrès dans leur pays. Le reste est de l’ordre du champ de compétence de chacun dans son domaine. Tout un chacun EST citoyen, quels que soient son CV et ses diplômes. S’il y a une chose pour laquelle nos statuts socio-professionnels peuvent aider dans la rééducation citoyenne, c’est juste pour donner l’exemple, pour montrer que nul n’est au-dessus de la citoyenneté. Et que contribuer à rendre le pays plus digne, même si cela passe par ramasser les ordures, ne nous diminue en rien, au contraire.

Plus prosaïquement, il n’y a pas de sentiment plus jubilatoire que celui d’être dans l’action bénévole, généreuse de nettoyer l’espace commun. Il se crée à chaque action, spontanément, une ambiance de fête, qui est bénéfique pour le moral, comme l’est toute joie et toute fête. Dans la morosité ambiante, cet apport festif n’est pas à négliger!

Le groupe “OAEEPV” a atteint près de 16.000 membres aujourd’hui, le pensez-vous capable d’opérer le changement tant espéré d’une société complètement désorientée par une transition politique qui a trop duré et un climat socioéconomique délétère?

Mais le groupe OAEEPV contribue DEJA à opérer ce changement! Le bilan exhaustif des objectifs atteints serait trop long à détailler et sera publié prochainement sur notre blog «Le Journal d’un Groupe Citoyen Tunisien» à l’occasion du premier anniversaire de la création du groupe. Nous avons pu créer une dynamique de citoyenneté active un peu partout, nous avons rendu banal et gratifiant l’acte de nettoyer l’espace public par les citoyens, nous obtenons beaucoup de résultats positifs dans les réclamations faites à travers le groupe auprès des institutions publiques et privées, nous travaillons maintenant souvent en partenariat groupe citoyen-institutions dans nos actions. 

Tabbik El Kanoun! Pensez-vous que les autorités publiques réagiront par rapport à cette initiative citoyenne et avez-vous eu des retours par rapport à vos actions précédentes?

La campagne sur l’application des lois et le respect des lois s’est imposée à nous d’elle-même. Les constats faits sur terrain et les publications du groupe dénonçant incivilité et laxisme, aussi bien des citoyens que des institutions, pointent tous vers un facteur indispensable de correction de la situation dans le pays. Ce facteur est le respect des lois par tous et l’application des lois sur tous. Or, si nous en sommes dans cette situation de dégradation de tout, c’est parce que les dépassements ne sont pas sanctionnés. Il devient urgent d’appliquer la loi. Aucune action citoyenne ne peut aboutir si elle est détruite par des contrevenants qu’on ne sanctionne pas.  

Next step? Quelle sera la prochaine action OAEEPV?

La 15ème action citoyenne du Groupe OAEEPV porte, comme toutes nos actions passées, sur la lutte contre les négligences, le laxisme, l’incivilité et l’insalubrité.

Les publications sur Facebook des membres du groupe OAEEPV et les actions de ce dernier ont permis de dévoiler l’abandon que subit notre patrimoine architectural et archéologique et montrent l’état de certains sites et monuments délaissés, voire agressés, se transformant parfois en de vraies décharges publiques. Cette situation nous paraît à nous, citoyens et membres du groupe, insoutenable. Elle exige que nous poursuivions l’effort de sensibilisation et de conscientisation qui a été démarré par l’action citoyenne du 24 avril 2016 «Je nettoie mon patrimoine architectural et archéologique et je le maintiens propre» (réalisée en particulier autour des Aqueducs romains du Bardo avec nettoyage, embellissement et illumination faites par les membres du groupe).

Elle se déroulera au Musée national du Bardo, pendant toute une année (Juin 2016 – Juin 2017) et permettra de lancer l’initiative citoyenne «Tous unis pour notre patrimoine matériel et immatériel».

L’action a pour objectif d’agir pour la PRÉSERVATION et LA VALORISATION de notre patrimoine et pour la RECONNAISSANCE de son importance pour l’identité, la culture, le tourisme tunisien. Je ne vous en dis pas plus, nous sommes en train de la finaliser, en partenariat avec beaucoup d’institutions.