Remanier le gouvernement : Ce n’est plus un luxe, mais une impérieuse nécessité

hbib-said-gouvernemnt-2015-tunisie.jpgDans le microcosme politique tunisien, on ne parle que de ça: le remaniement du gouvernement. Déjà quelques jours après sa formation, remanier le gouvernement était à l’ordre du jour. Plus les mois passent, plus le désir de voir l’équipe au pouvoir réaménagé devient plus insistant. Je dis bien désir, car ceux qui ont été éliminés en février 2015 de la liste des ministres n’ont jamais perdu espoir. Car ce sont ceux-là même qui sont les premiers à réclamer le remaniement en pensant fort à ce maroquin tant convoité.

Mais il n’y a pas qu’eux, il y a aussi ceux qui réclament un changement d’équipe pour la bonne cause. Ils estiment que pour le bien du pays, certains titulaires de portefeuilles doivent rendre leur tablier, faute d’un rendement à la mesure des défis du moment. Ils pensent sincèrement que tel ou tel peut servir mieux dans telle position à laquelle le promettent ses compétences ou simplement ses connaissance des dossiers.

La dernière catégorie compte les éternels insatisfaits qui, quoi qu’on fasse, critiqueront la nomination d’un tel ou d’un tel car ils sont d’avis que celui-ci ou celui-là ont obtenu leurs postes  pour d’autres raisons que celles liées à leurs capacités réelles.

Bourguiba : Stabilité gouvernementale

Les questions qui se posent: remanier est-ce la panacée? Est-ce que le réaménagement d’équipe peut résoudre les problèmes et les difficultés du pays?

Un peu d’histoire peut être utile. Pendant les 15 premières années après l’indépendance, Habib Bourguiba avait dirigé en même temps l’Etat et le gouvernement. En choisissant un régime présidentiel, il faisait le pari de la stabilité. Dans la composition du gouvernement, il avait choisi aussi d’offrir à ses ministres (ils s’appelaient alors secrétaires d’Etat) la durée. La durée dont ils avaient besoin pour concevoir des réformes et les mettre en application. Des ministres ont ainsi duré dix ans ou plus. Il en est ainsi de Mahmoud Messadi à l’Education nationale, le temps de pouvoir appliquer la réforme de l’enseignement qui porte son nom. Chédli Klibi, fondateur du ministère des Affaires culturelles, a eu le temps nécessaire pour mettre en place une véritable politique culturelle.

D’autres noms peuvent être cités: Ahmed Noureddine aux Travaux publics et à l’Habitat, Hédi Khéfacha à la Justice entre autres.

La stabilité gouvernementale était à l’ordre du jour. C’est à la faveur de cette stabilité que le pays a pu s’accumuler les acquis  qui ont transformé la face du pays. Dès 1971, Bourguiba s’était appuyé sur ses Premiers ministres qu’ils laissaient libres de procéder aux remaniements quand cela leur paraissait utile. Ce n’est qu’après les émeutes du pain en 1984 qu’il avait repris les choses en main. A la fin de la période de Mohamed Mzali, il l’avait affaibli en procédant, plusieurs lundis de suite, à ce qu’on avait appelé alors le jeu de quilles qui consistait à éliminer l’un après l’autre les proches du Premier ministre d’alors, avant de limoger ce dernier tombé comme un fruit mûr.

Devenu sénile, il donnait son feu vert à des remaniements le matin avant de se raviser le soir. C’est ce qui avait précipité le «coup d’état médical» du 7 novembre 1987.

Ben Ali : propension à remanier

Son successeur, qui nourrissait de la méfiance envers les hommes par nature et par formation, considérait les changements de ministres comme une soupape de sûreté. Pour lui, la seule stabilité qui vaille est celle qui est la sienne au Palais de Carthage et de ses proches collaborateurs à la présidence où il avait installé un véritable gouvernement-bis.

Alors il n’hésitait pas à faire des remaniements au moment qu’il choisissait lui-même. Tout le monde savait qu’il accumulait dans son ordinateur les CV pour pouvoir choisir parmi eux ceux qu’il considérait les plus aptes à remplir les fonctions qui leur destinaient. Lui ne proposait pas de poste, ne pressentait personne pour telle ou telle fonction ministérielle. Il limogeait qui il voulait et nommait à sa place qui il voulait au moment qu’il choisissait. Parfois, les nommés comme les remerciés apprenaient ce qui leur arrivait par le biais de la radio ou de la télévision.

Il n’hésitait pas à faire des nominations parfois en dépit du bon sens (un médecin à la Justice et un juriste à la Santé), à limoger un ministre six mois après sa nomination sans lui donner le temps de connaître son département, à renommer un ministre à un poste où il a déjà servi.

C’était devenu pour lui un jeu auquel il s’adonnait pour affirmer son autorité sur les hommes et sur les structures de l’Etat.

Il lui arrivait aussi de déstructurer ou restructurer les ministères à sa guise (l’Environnement, par exemple, passait d’un ministère plein à la tutelle du ministère de l’Agriculture, puis à celle du ministère de l’Equipement alors que la Jeunesse -qui faisait partie du ministère des Sports- était placée sous l’autorité du ministre de la Culture).

De plus, il nommait à tour de bras des secrétaires d’Etat, ce qui créait des conflits au sein des ministères. Sachant toute l’autorité qu’il tirait de ce jeu, certains allaient jusqu’à éventer certains changements pour précisément les faire avorter.

Changer le chef du gouvernement: Que prévoit la nouvelle Constitution?

Depuis la révolution, au cours tant de la première phase transitoire (janvier-décembre 2011) que de la seconde (décembre 2011- janvier 2014), la Tunisie a vécu une longue période de désordre institutionnel. En quatre ans, de janvier 2011 à janvier 2015, il y a eu 5 gouvernements. En raison de cette série de changements intervenus dans des conditions parfois dramatiques, les chefs de gouvernement nommés ont peu remanié l’équipe qu’ils dirigeaient.

Depuis l’installation du gouvernement Habib Essid issu des élections générales d’octobre 2014, nous sommes sous l’empire de la nouvelle Constitution.

Pour le changement du chef du gouvernement, trois cas sont prévus par la Constitution. Le premier est le vote d’une motion de censure à l’encontre du gouvernement sous réserve de l’approbation lors du même vote de la nomination d’un remplaçant du chef du gouvernement (article 97).

Le deuxième cas est celui où le chef du gouvernement sollicite la confiance du Parlement et ne l’obtient pas.

Le troisième, enfin, est lorsque le chef du gouvernement présente sa démission par écrit au président de la République, auquel cas le gouvernement est réputé démissionnaire dans son intégralité. Dans les deux derniers cas, le président de la République charge «la personnalité la plus apte à former le gouvernement» (article 98).

Démission ou révocation

En tout état de cause, si la Loi fondamentale prévoit précisément les cas de changement du chef du gouvernement et conditionne la nomination du gouvernement à l’obtention d’un vote de confiance par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), elle ne dit rien en ce qui a trait au remaniement du gouvernement. Elle n’impose pas de conditions ni ne prévoit la nécessité pour les ministres nommés à la faveur d’un remaniement d’obtenir la confiance du Parlement.

L’article 92 place, néanmoins, parmi les prérogatives du chef du gouvernement celle de révoquer et d’examiner la démission d’un ou plusieurs membres du gouvernement, et ce en concertation avec le président de la République en ce qui concerne les ministres des Affaires étrangères ou de la Défense.

 

A lire le texte de près, l’attribution de changer de ministre suite à une révocation ou à une démission est du seul ressort du chef du gouvernement. Il ne partage cette attribution avec le président de la République qu’en ce qui concerne deux ministres, ceux des Affaires étrangères et de la Défense. Pour le parallélisme des formes puisque ces deux ministres sont nommés de concert avec le chef de l’Etat.

 

La Constitution spécifie donc bien deux cas pour le changement de ministres: la démission استقالة sous condition qu’elle soit acceptée et la «révocation- إقالة », ce qui, par voie de conséquence, conduit à la nomination d’un nouveau membre du gouvernement à la place de la personne révoquée ou dont la démission a été acceptée. Mais comme le chef du gouvernement est, selon l’article 92, compétent en ce qui a trait à la création, la modification et la suppression des ministères et des secrétariats d’État, il a toute latitude de ne pas remplacer un ministre révoqué ou démissionnaire dont les attributions seront transférées à d’autres membres du gouvernement après délibérations en Conseil des ministres.

 

Un acte politique significatif

 

De ce fait, comme dans toutes les démocraties, le remaniement du gouvernement devient un acte politique lourd qui n’a plus rien d’anodin comme dans les régimes autocratiques. En France par exemple, où le régime est hybride, présidentiel en cas de concordance entre la majorité présidentielle et celle du Parlement comme c’est le cas actuellement, et plutôt parlementaire dans le cas contraire, les remaniements sont plutôt rares et n’interviennent que suite à une démission ou à la révocation de ministres ayant choisi de ne pas suivre la politique mise en place par le président ou le Premier ministre.

Le réaménagement y compris le changement de Premier ministre intervient généralement après des élections intermédiaires perdues par la majorité en place pour montrer que l’exécutif a écouté le «message» des électeurs. Aux Etats-Unis où le régime est présidentiel, les remaniements sont très rares, car pour être nommé, tout chef de département au sein de l’administration américaine doit être agréé par le Sénat au cours d’une audition publique, une formalité indispensable qui n’est pas toujours garantie.

Que faire alors? Le remaniement du gouvernement est quelque chose d’inévitable. Politiquement, il ne doit pas être sans signification. Bien au contraire, il doit être expliqué et justifié pour ne pas être uniquement un changement de personnes. Il doit surtout signifier un tournant dans l’action du gouvernement. Un changement de cap plus qu’une permutation entre personnes quelques compétentes qu’elles soient.

Un remaniement doit être réfléchi pour refléter les attentes du moment et les impératifs de la phase suivante. Evidemment une évaluation du rendement de chaque membre de l’équipe actuelle est un préalable même si cela n’est pas indispensable.

Au vu des défis qui se sont imposés actuellement au gouvernement, un choc psychologique est indispensable pour sortir le pays de sa léthargie et le mettre en ordre de bataille. Un gouvernement rénové au niveau de la structure, remanié au niveau des femmes et des hommes qui le composent, n’est plus un luxe. Il devient une impérieuse nécessité.