La verrerie d’Albi, chère à Jaurès, bientôt propriété d’un fonds américain

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Albi, dans le sud-ouest de la France, le 17 juin 2015 (Photo : REMY GABALDA)

[24/06/2015 10:15:05] Toulouse (AFP) C’est l’une des dernières usines françaises de fabrication de bouteilles: la verrerie d’Albi, qui fut la première “coopérative ouvrière” de France, est en passe d’être rachetée par un fonds de pension américain, comme 33 autres sites Verallia dans le monde.

A 77 km de Toulouse, dans le Tarn, trois immenses cheminées dominent la Verrerie ouvrière d’Albi (VOA), dont les fours ne s’éteignent jamais.

Chaleur intense. Fracas des machines. En moins de cinq secondes, un filet de verre en fusion s’y transforme en bouteille incandescente. Et l’opération peut se répéter 800.000 fois en une journée.

“On cherche à se différencier par une adaptation forte à la clientèle et un positionnement haut-de-gamme”, vante le directeur de la VOA, Benoît Chatillon, en détaillant les dizaines de modèles raffinés produits pour de célèbres marques de pastis, de champagne, de cognac ou de vin, telle la bouteille charnue conçue pour le domaine provençal des stars hollywoodiennes Angelina Jolie et Brad Pitt.

Mais après 120 ans d’une “success story” pleine de péripéties, la VOA bruisse d’inquiétudes pour son avenir. Et une banderole du syndicat CGT les résume à l’entrée: “Saint-Gobain nous jette aux requins de la finance!”

Propriétaire de la VOA depuis 1998, le groupe français voulait vendre depuis 2007 sa filiale Verallia (10.000 employés, 34 usines dans le monde, dont sept en France).

Et début juin, Saint-Gobain est finalement entré “en négociations exclusives” avec le fonds d’investissement américain Apollo, prêt à racheter Verallia pour près de trois milliards d’euros.

– à l’entrée, Jaurès monte la garde –

A la VOA, les ouvriers se disent au moins soulagés que leur site ne passe pas sous le contrôle d’un industriel portugais concurrent, aux salaires bien inférieurs.

Mais vendre l'”historique” verrerie à une société financière étrangère, “c’est tout un symbole”, dit Sylvain Artigau, délégué des cadres CGT.

Car à l’entrée du site, une statue en bronze de Jaurès accueille toujours le visiteur, bras tendus, comme pour haranguer de nouveau les foules…

En 1895, le jeune député socialiste avait ardemment soutenu les ouvriers de la verrerie de Carmaux en grève contre un patron intransigeant. Puis, grâce à une souscription nationale, les verriers étaient partis à Albi, construire leur propre fabrique et former la toute première “coopérative ouvrière” du pays.

“L’an dernier, tout le monde – y compris le président Hollande – est venu à Carmaux rendre hommage à Jaurès assassiné en 1914, comme à un homme de progrès”, remarque le secrétaire départemental de la CGT, Michel Bélières. “Et aujourd’hui, on laisse vendre à un fonds d’investissement étranger cette verrerie créée avec lui.”

En 1986, la VOA avait déjà perdu son statut coopératif, avant d’être vendue et revendue.

Mais à présent, les salariés déplorent que le rachat de Verallia par Apollo se fasse par une très large part d’endettement, en LBO (Leveraged Buy Out). “Cela signifie que c’est l’entreprise rachetée qui rembourse la dette ayant servi à son acquisition… Notre inquiétude, c’est qu’Apollo prenne nos profits et nos trésoreries pour payer les intérêts du prêt et fasse pression sur nos salaires, nos acquis sociaux”, dit M. Artigau.

“On n’est pas prêt à accepter n’importe quoi”, avertit Raymond Martinez, ouvrier retraité de 62 ans, souvent là pour soutenir les 300 employés de “sa” verrerie. “La VOA a fait l’an dernier 8 millions d’euros de bénéfice net. Ca montre que quand le salarié a de bonnes conditions, il est plus rentable que quand il est trituré jusqu’à la moëlle!”.

A la direction du site, Benoît Chatillon se montre rassurant. “Le fonds Apollo a clairement indiqué qu’il avait fondé son offre sur la base du plan stratégique à trois ans de Verallia”. Il présente également comme un “gage de stabilité” le fait que la banque publique d’investissement Bpifrance ait annoncé son entrée au capital à hauteur de 10%.

Mais “si ça se trouve, dans trois ans, les Américains nous revendront. Les fonds d’investissement ne restent jamais longtemps”, glisse Didier Ibanez, salarié entré “il y a 40 ans à la VOA”, comme “fils et petit-fils de verriers” tarnais.