Tunisie – Etat : L’approche consensuelle obsessionnelle tue l’Etat…

administration-tunisienne-680.gifSlim Loghmani, enseignant à la Faculté des sciences juridiques, politiques et de sociales, et figurant parmi les juristes les plus brillants de la Tunisie, vient de poster un statut où il déclare ce qui suit: «La Tunisie est en passe de devenir un Etat défaillant. La révolution n’a pas été faite pour détruire l’Etat mais pour le reconstruire, or c’est à sa destruction que nous assistons».

En évoquant la destruction de l’Etat, Slim Loghmani nous renvoie aux nombreuses fois où nous avons parlé des risques de désintégration de l’Etat à cause des politiques suivies par la Troïka qui a brimé l’Administration et frustré les hauts commis de l’Etat en plaçant ses fidèles et ses amnistiés dans des postes clés et en allant jusqu’à créer des fonctions parallèles pour récompenser ses militants.

Le gouvernement Jomaâ n’a pas fait grand-chose pour revoir les nominations, ses priorités étant sécuritaires et sociales. Aujourd’hui, on reparle de l’Administration verrouillée. Les gouverneurs seraient presque tous des sympathisants nahdhaouis et les décideurs publics aux postes économiques les plus importants le seraient autant.

Selon certains bruits, la Commission des marchés publics, elle-même, n’a pas échappé au diktat nahdhaoui, intérêts économiques et enjeux financiers faisant loi.

Mais le pire dans ce qui se passe aujourd’hui, c’est l’apparition d’une tendance virale que nous pourrions baptiser «l’approche consensuelle obsessionnelle»; une approche qui tue l’Etat.

Nous avions compris l’importance du consensus lorsque le pays évoluait dans le provisoire mais il est inconcevable qu’un gouvernement approuvé par une Assemblée élue et s’inscrivant dans la continuité continue à adopter cette approche y sacrifiant le prestige, la dignité et l’autorité de l’Etat. A maintes reprises, nous l’avons dit et redit: trop de consensus tue le consensus.

Aujourd’hui Habib Essid est-il décidé à gouverner pour sauvegarder les hauts intérêts du pays même si cela doit déplaire à certaines parties ou doit-il se soumettre aux diktats des uns et des autres et y sacrifier la Tunisie?

Le gouvernement doit-il satisfaire aux exigences de l’UGTT, des enseignants, des administratifs, des agents municipaux, du Conseil de l’ordre des avocats et …et…aux dépens des intérêts du pays?

Des avocats qui veulent être juges et parties…

L’un des exemples les plus édifiants en la matière est celui de la crise avocats/magistrats à propos de la composition du Conseil supérieur de la magistrature. Les avocats qui estiment que le pays leur doit une prétendue révolution -qui n’a jamais eu lieu-, pensent aujourd’hui être en droit de faire partie en force du Conseil, allant ainsi au-delà de ce que stipule la Constitution pour ce qui est de la formation dudit Conseil.

Lors du passage de Hafedh Ben Salah, avocat lui-même, au ministère de la Justice, il avait chargé une commission de mettre en place un projet de loi pour le Conseil supérieur de la magistrature en conformité avec la Constitution et représentatif de toutes les parties prenantes dans le système judiciaire.

Le pourquoi de la grève des magistrats

Nombre de réunions ont été tenues entre les différentes parties prenantes pour négocier la meilleure formule menant justement à un consensus autour du Conseil. Les 2/3 du conseil devaient être des magistrats élus dans leur majorité et 1/3 d’indépendants formés d’experts universitaires neutres et indépendants et d’avocats à condition que ceux qui font partie du Conseil le soient à plein temps et n’exercent pas pendant la durée de leur mandat. Ce qui est somme toute naturel pour éviter un conflit d’intérêt. Comment un magistrat, qui sait que son avenir professionnel peut dépendre d’une décision d’un avocat qui peut se présenter devant lui dans un procès, peut émettre un jugement en toute sérénité?

C’est ce qui a enclenché la dernière crise qui a entraîné la grève du corps magistral. Les magistrats refusent que des avocats en exercice fassent partie du Conseil supérieur et les avocats forts de «leur militantisme» veulent imposer leurs lois!

Le plus grave dans tout cela c’est que le nouveau ministre de la Justice a proposé au gouvernement un projet de loi où il est prévu d’accorder 4 sièges aux indépendants et 5 aux avocats tout en autorisant ces derniers à exercer leur profession. Nous sommes dans la parfaite logique du juge et partie! Une logique qui contredit l’esprit même de la Constitution à tel point que la commission chargée auparavant par Hafedh Ben Salah d’élaborer le projet de loi a déclaré haut et fort que ce qui a été proposé par le ministre au gouvernement ne la concernait pas.

Aie! Un coup dur pour la continuité de l’Etat et sa crédibilité, et venant de qui? Des personnes censées être les garants de l’Etat de Droit! Est-ce dans une logique consensuelle que le ministre s’est soumis à la volonté des avocats?

Pour le syndicat des magistrats, qui appelle, entre autres, à l’autonomie financière du Conseil, au vu de la dernière version soumise par Mohamed Salah Ben Issa au chef du gouvernement pour approbation, toutes les garanties constitutionnelles ont été éliminées. Il estime que cette version ne peut en aucun cas être représentative ou garante de l’indépendance de l’appareil judicaire, qu’elle limite ses prérogatives et qu’elle balise le terrain pour un interventionnisme éhonté de la part du corps des avocats ou celui de l’autorité de tutelle, ce qui est «inadmissible», assure Raoudha Laabidi, présidente du Syndicat des magistrats. Un syndicat qui se pose des questions sur le pouvoir des lobbys des avocats au sein du ministère de la Justice.

Que fera Habib Essid?

Aux dernières nouvelles, le gouvernement aurait renvoyé le projet au ministère pour révision. L’appareil judiciaire a beaucoup souffert ces dernières années du passage de 3 avocats en tant que ministres dont les deux premiers (Noureddine El Bhiri et Nedhir Ben Ammou) ont tout fait pour le vicier et le dernier (Hafedh Ben Salah) n’a pas pu faire grand-chose pour le réformer. Peut-on construire un Etat sans une justice impartiale, intègre et respectueuse des lois?

L’un des plus grands chantiers auxquels fait face aujourd’hui Habib Essid est la refonte et l’assainissement de l’appareil judiciaire. Oserait-il le faire? Le pourrait-il?

Il le faut. Car c’est le seul moyen de rassurer la communauté économique nationale et internationale pour qu’elle puisse opérer sans se sentir menacée par l’iniquité des juges, et les citoyens pour qu’ils se sentent protégés par la loi et non victimes d’un système judiciaire corrompu.