Transparence : Eva Joly dépoussière le dossier de la dette odieuse

dette-publique-tunisie-2013.jpgDe passage à Tunis à l’invitation de l’Association tunisienne pour la transparence financière, l’ancienne magistrate anti-corruption et Écologie Les Verts (EELV), la Franco-norvégienne, Eva Joly a créé, le week-end dernier, l’évènement en recommandant à la Tunisie de suivre l’exemple islandais et de refuser de payer des prêts souscrits au profit de Ben Ali et de son entourage.

Selon Alexander Sack, théoricien de “la dette odieuse“,  ces prêts sont contractés par le pouvoir despotique non pas selon les besoins et les intérêts de l’Etat, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat. Conséquence: cette dette est odieuse et n’est pas obligatoire pour la nation. C’est une dette de régime qui doit tomber avec sa chute.

Pour revenir à Eva Joly, elle estime que l’expérience de l’Islande en matière de refus de payer la dette odieuse est exemplaire. Pour elle, l’Islande est, aujourd’hui, le seul pays qui n’ait pas transformé la dette privée en une dette publique, exhortant la Tunisie à en faire de même.

Elle devait revenir ensuite sur les péripéties du refus islandais. En voici l’essentiel: «L’Islande, un petit pays de 320.000 habitants et de 9 milliards de dollars de PIB, s’est réveillée un jour sur un endettement de 100 milliards de dollars.

Compte tenu d’une grave crise économique, les instances financières internationales ont demandé à l’Islande d’assumer la dette des filiales des banques islandaises en Angleterre et aux Pays-Bas, estimée à 6 milliards de dollars, soit trois quarts du PIB du pays. C’est que le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale (BM) et la Commission européenne ont exigé de ce pays qui s’est trouvé incapable de payer ses fonctionnaires suite à la chute de 60% de sa monnaie, de transformer la dette privée en dette publique en contrepartie d’un prêt de 10 milliards de dollars. Subissant une grande pression, le président de la République islandais a soumis l’accord établi avec les pays concernés à un référendum qui a été rejeté par 95% de son peuple».

Dans la même optique, la magistrate a fait remarquer que suite à une révision de l’accord établi avec l’Angleterre, les Pays-Bas et l’Union européenne, le gouvernement islandais a procédé à l’organisation d’un deuxième référendum qui a été également rejeté. Ce qui a poussé les trois parties adverses à porter plainte contre l’Islande devant un tribunal spécialisé. Mais, ce dernier a rejeté leur requête notant que l’Islande n’est pas obligée de rembourser sa dette.

La recommandation d’Eva Joly intervient après celle faite, il y a deux ans, c’est-à-dire en 2011, par Jean Ziegler, écrivain, professeur à l’université de Genève et rapporteur du Comité consultatif du Conseil des droits de l’Homme des Nations unies, en suggérant à la Tunisie de concentrer ses efforts sur l’audit des conditions dans lesquelles «la dette odieuse» a été contractée au temps du président déchu. L’objectif est de refuser de la payer comme ce fut le cas de plusieurs pays qui ont connu des révolutions identiques».

Pour le penseur suisse, la réalisation d’audits a pour objectif de déterminer le caractère odieux ou non de tout ou d’une partie des dettes d’un pays. Elle constitue, à son avis, un enjeu de toute première importance. Dans cette optique, il donne pour exemple le cas d’un pays comme l’Equateur qui avait connu une situation similaire à celle qui prévaut en Tunisie. Ce pays a refusé de payer ce type de dette et obtenu gain de cause auprès de ses créanciers.

Dans un premier temps, les gouvernements tunisiens qui se sont succédé, depuis le 14 janvier 2011, ont fait la sourde oreille à cette recommandation. C’est seulement sous la forte pression des médias et de la société civile, particulièrement de l’Association Raid ATTAC (Rassemblement pour une alternative internationale de développement) et de l’Association de la transparence d’adopter, en juillet 2012, une loi sur l’audit de la dette. Seulement, depuis cette date, aucune avancée n’a été enregistrée sur cette voie.

A ce sujet, l’historien et politologue français, Eric Toussaint qui est en même temps président du Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde (CADMT), déplore que les gouvernements qui ont remplacé des dictatures aient capitulé devant les créanciers en assumant les dettes précédentes, pourtant odieuses, et se soient véritablement «constitués» prisonniers de remboursements qu’ils pouvaient éviter. En procédant de la sorte, ils ont fait porter indûment à leurs peuples la charge de dettes odieuses. Leur choix pèse négativement sur la vie quotidienne de plusieurs générations successives.

 Les responsables de la dette odieuse sont toujours là

Quant aux origines de la dette odieuse, Eva Joly les impute aux carences structurelles du système fiscal tunisien lesquelles facilitent l’évasion et la fraude fiscales. «Ces carences empêchent de promouvoir les secteurs étroitement liés au vécu quotidien des hommes, à savoir l’infrastructure, l’éducation et les prestations de santé, entre autres», a-t-elle-dit, avant d’ajouter: «le système fiscal tunisien a contribué à la hausse de l’endettement du pays auprès des institutions financières internationales .L’endettement de la Tunisie, situé à moins de 50%, est bien plus modeste que celui de la Grèce (120%), des Etats-Unis (100%) et de la France qui sera bientôt de 90%. Mais, il faut quand même s’armer de prudence car ceux qui se trouvent aujourd’hui coincés sont passés par cette étape».
Quant aux responsabilités, Eva Joly a cité certains hauts dirigeants politiques, quelques hommes d’affaires et des firmes internationales opérant sous des pseudonymes. 

La responsabilité morale des créanciers est également engagée, estime Joseph Stiglitz, double prix Nobel, dans son livre «La grande désillusion».

Et pour ne rien oublier, au plan international, le refus de payer les dettes odieuses est encore en débat. Il n’est pas encore un droit inaliénable en raison de la résistance des Institutions de Bretton Woods (FMI, Banque mondiale et autres). Les pays qui ont en profité se comptent au bout des doigts. Néanmoins, la tendance est à l’harmonisation du droit international avec les évolutions qu’a connues ce dossier, ces dernières années.